Le nombre de levées de fonds supérieures à 100 millions d’euros pour des sociétés technologiques n’a jamais été aussi élevé au niveau européen mais il reste inférieur aux investissements américains ou chinois. Yann du Rusquec, Managing Partner au sein de l'équipe Growth d’Eurazeo, nous livre son analyse du retard qu’accuse l’Europe face aux États-Unis et de ses atouts pour progresser.

Décideurs. L’Europe est-elle capable de produire des géants de la tech comme les Gafam ou les BATX ?

Yann du Rusquec. Le décalage entre l’Europe et les États-Unis ou même la Chine s’explique par un retard à l’allumage et non par des raisons structurelles. Le marché européen du financement de la tech n’est pas encore arrivé à maturité. Je suis donc optimiste concernant les futures perspectives et la dynamique actuelle le démontre. Les politiques publiques de soutien à l’innovation sont en train de rendre l’Europe plus attractive. Ainsi, nous conservons plus d’entrepreneurs européens sur notre territoire, qui font grandir leurs ambitions grâce à des moyens de financement plus importants. C’est un véritable enjeu de souveraineté.

Que manque-t-il à l’écosystème de financement européen pour rivaliser avec celui des États-Unis ?

Un peu de temps et de stabilité. L’écosystème se met en place peu à peu. Le montant levé par des sociétés technologiques en Europe au premier semestre 2021 a doublé par rapport à la même période de 2020. Mais il peut s’agir d’un trompe-l’œil car la moitié des capitaux ont été apportés par des hedge-funds américains qui n’investissaient pas ou peu en Europe il y a à peine quelques mois. Il y a sans doute un peu d’opportunisme. Si les marchés cotés s’ajustent, l’opportunité d’investir avant IPO pourrait devenir moins intéressante pour ces hedge-funds. Il faut rester prudent et patient.

Aux États-Unis, certains fonds de venture ou de growth comme Andreessen Horowitz, Insight Partners, Accel ou Sequoia Capital sont parmi les investisseurs les plus actifs et ne vont pas disparaître du jour au lendemain, tout comme de plus en plus de fonds de buy-out comme KKR ou Blackstone qui ont lancé des stratégies de growth equity. C’est ce qui nous manque aujourd’hui en Europe. Pour qu’un marché soit pérenne, il doit être stable avec des acteurs bien ancrés sur son territoire, qui investissent et construisent leur stratégie sur la durée. Des acteurs locaux notamment. Tant que des fonds américains ne s’installeront pas en Europe pour investir durablement et qu’il n’existera pas ou peu de fonds européens puissants et compétitifs, notre écosystème restera fragile.

Que faut-il pour que les marchés européens soutiennent davantage la souveraineté technologique européenne ?

C'est là que le bât blesse et qu’il reste beaucoup de travail. La recherche et les équipes de gestion qui suivent ou investissent dans les valeurs technologiques sont essentiellement aux États-Unis. Une société américaine qui performe sans être leader sur son secteur ni même internationale peut réussir son IPO au Nasdaq en s’appuyant sur un écosystème local solide. En Europe, ce n’est pas encore le cas. Il faut atteindre une taille importante et être visible en dehors de l’Europe pour attirer la recherche et les grands investisseurs outre-Atlantique. L’exemple de certaines introductions en Bourse qui ont eu lieu récemment en France le démontre.

Il est impératif de progresser sur ce sujet et c’est justement l’un des volets de l’initiative Tibi : faire en sorte que des gérants européens lèvent des fonds autour d’équipes spécialisées dans la tech capables d’investir dans des IPO tech en Europe, quelle que soit leur taille. Aujourd’hui on manque cruellement de talents dans ce domaine.

Toutefois, il est encourageant de constater que de plus en plus de leaders européens, valorisés plusieurs milliards d’euros et enregistrant une belle croissance, parviennent à intéresser des investisseurs américains lors de leur introduction en Bourse. On peut citer comme exemples la néerlandaise Adyen, l’anglaise Darktrace ou encore la polonaise Allegro.

"Pour qu’un marché soit pérenne, il doit être stable avec des acteurs bien ancrés sur son territoire, qui investissent et construisent leur stratégie sur la durée"

L’action du Fonds européen d’investissement (FEI) est-elle suffisante ?

J’irai même plus loin, je trouve qu’elle est indispensable et remarquable. Le FEI a d’ailleurs investi dans notre dernière levée de fonds qui a récolté 1,6 milliard d’euros.Contrairement à Bpifrance, qui possède également des équipes qui investissent directement dans les sociétés technologiques, le FEI a une démarche essentiellement indirecte. Son objectif est de créer des équipes de gestion capables d’investir dans la technologie notamment, partout en Europe. Les deux institutions sont complémentaires et contribuent beaucoup à l’essor de la tech européenne.

En matière de stratégies de build-up, les sociétés européennes sont-elles en train d’accélérer ?

Sans aucun doute. Elles s’équipent d’ailleurs de plus en plus en équipes spécialisées dans le M&A. Ce que nous encourageons beaucoup en tant qu’investisseur. Il est effectivement possible de prendre des parts de marché en rachetant un concurrent, comme Doctolib l’a fait avec MonDocteur par exemple, mais aussi d’étendre son offre produit à travers des acquisitions de sociétés positionnées sur des segments adjacents ou complémentaires.

Cela permet parfois aussi de débloquer d’autres marchés européens ou même d’aller aux États-Unis comme l’ont fait Contentsquare ou MessageBird qui ont levé des fonds pour racheter des sociétés américaines. Nous étudions en ce moment des opportunités d’acquisition pour un bon tiers des sociétés de notre portefeuille.

Le droit du travail européen n’est-il pas un peu trop frileux pour l’hyper-investissement que demande les scale-up ?

Cela pouvait constituer un frein il y a une dizaine d’années mais c’est moins le cas aujourd’hui. L’Europe est un territoire où traditionnellement la dépense publique, les prélèvements sociaux sont plus importants mais aussi où la protection est plus forte. Cela offre des avantages non négligeables mais donne parfois l’impression de freiner le développement d’une société en rendant la gestion des ressources humaines plus complexe. C’est peut-être vrai, mais il ne faut pas oublier que le coût moyen d’un salarié, notamment d’un développeur, dans une start-up européenne reste bien plus faible qu’aux États-Unis. Avoir la possibilité de recruter au sein de plusieurs hubs technologiques européens et ainsi diversifier ses pools de talents peut se révéler un véritable atout. Ce n’est pas une surprise de retrouver une quinzaine ou une vingtaine de nationalités aux sièges des sociétés françaises.

Quels sont les segments de marché où l’Europe est actuellement en retard ?

Il paraît évidemment difficile de reprendre le leadership sur certains verticaux comme le search, les réseaux sociaux ou le cloud mais nous pouvons être optimistes sur la génération actuelle des licornes avec notamment les exemples de Mirakl, Sorare, Vestiaire Collective, Dataiku ou encore Backmarket qui sont leaders dans le monde sur leur secteur.

Je suis convaincu que créer une société tech en Europe n’est pas plus difficile qu’aux États-Unis. Nous avons tous les moyens pour rivaliser, il faut simplement être patient et continuer à donner le maximum.

Propos recueillis par Béatrice Constans

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