La transition énergétique n’est plus un rêve ou une promesse intenable. Elle se construit dès à présent à partir d’innovations concrètes. Thierry Lepercq, en charge d’élaborer les contours de l’énergie de demain au sein d’Engie, s’attèle à la tâche avec enthousiasme. Les énergies renouvelables, le stockage performant et les systèmes connectés sont ses priorités.

Décideurs. Quelles sont les responsabilités d’Engie, l’un des premiers énergéticiens mondiaux, ancien détenteur monopolistique du marché du gaz en France, vis-à-vis de l’énergie de demain ?

Thierry Lepercq. Notre première responsabilité en tant qu’énergéticien est d’assurer une sécurité d’approvisionnement sans faille. À part des situations historiquement exceptionnelles, les pouvoirs publics ont assuré, avec les énergéticiens, la continuité de l’approvisionnement en énergie. En revanche, le mouvement général de décentralisation, avec par exemple le développement de l’autoconsommation, va présenter de nouveaux défis. Notre deuxième priorité est économique. Le coût de l’énergie doit être compétitif dans la durée, et ce dans l’intérêt de nos clients mais aussi afin de préserver un maximum d’emplois ; la productivité de nombreuses industries électro-intensives en dépend. Enfin, l’énergie de demain doit être plus propre et décarbonée. Les enjeux climatiques à long terme, comme le réchauffement de la planète et la montée du niveau des océans, sont aussi décisifs que la lutte contre la pollution dont l’urgence se fait sentir dans de nombreuses régions du monde, à l’instar de l’Inde par exemple. L’objectif réaliste que nous devons respecter collectivement est d’atteindre la neutralité carbone dès 2050.  

Disposez-vous des moyens suffisants pour répondre à ces trois enjeux majeurs ?

Nous avons de nombreux atouts chez Engie, avec nos 150 000 collaborateurs et nos expertises dans la production d’électricité bas carbone, les infrastructures de gaz et d’électricité et les solutions intégrées pour nos clients. Le cadre dans lequel nous évoluons est aussi complexe qu’exaltant. Les nouvelles technologies nous offrent des opportunités incroyables, à l’image du catamaran Energy Observer dont nous sommes devenus le partenaire principal cette année. L’initiative prouve aux yeux de tous qu’il est désormais possible d’effectuer un tour du monde sur un navire autonome en énergie et sans émission de gaz à effet de serre, propulsé à l’hydrogène et aux énergies renouvelables. Ces énergies se développent à vitesse grand V : en 2017, le solaire était la source d’énergie dont les capacités de production ont le plus augmenté, à hauteur de 100 GWh. En parallèle, les batteries – qui permettent le stockage de l’énergie – ont vu leur coût baisser, en même temps que leur capacité de stockage augmenter. Cette solution est aujourd’hui compétitive pour des usages de plusieurs jours et nous sommes en train de développer les outils qui permettront de stocker de l’énergie sur une plus longue durée, notamment grâce à l’hydrogène. Le gaz permet en effet de stocker beaucoup plus d’énergie que sous forme d’électricité (plusieurs mois de consommation en cavités salines).

« La rapidité des évolutions technologiques est telle que les compteurs communicants risquent de se retrouver dépassés avant même d’être complètement déployés »

Comment participez-vous à l’inévitable rencontre entre les révolutions énergétiques et digitales ?

Dans le secteur de l’énergie, des applications concrètes répondent à des enjeux de premier ordre. Le basculement annoncé d’un système de production énergétique centralisé et carboné vers des usages largement décentralisés ne pourra avoir lieu sans une refonte des systèmes et des réseaux. Il faudra en particulier veiller au maintien de l’inertie dans le système électrique, garante du maintien de la fréquence et donc de la continuité d’approvisionnement. La stabilité de l’approvisionnement, aujourd’hui assurée au niveau des grands transporteurs et producteurs d’énergie, sera demain la responsabilité de cellules variées, jouissant d’infrastructures de réseaux connectées grâce à l’Internet de l’électrique. La captation en temps réel de données concernant la production, le transport et le stockage d’électricité sera rendue possible par la 5G et ses nouveaux protocoles de communication. La rapidité des évolutions technologiques est telle que certaines infrastructures (compteurs communicants notamment) risquent de se retrouver dépassées avant même d’être complètement déployées. Un benckmark international s’impose avec notamment une forte attention sur ce qui se développe en Chine.

Comment opérer cette bascule technique de grande envergure ?

Le système électrique actuel est potentiellement fragilisé par l’arrivée de nouveaux modes de production décentralisés. Si nous voulons décarboner l’énergie de demain, il est impératif d’enjamber le fossé digital qui nous sépare de nos objectifs. Dans ce contexte se posent des questions de fond sur le futur design de marché. Les énergéticiens et les opérateurs de réseaux possèdent de nombreux actifs qui devront être adaptés à cette évolution de fond. Engie a, par exemple, décidé de fermer des centrales à charbon dont le modèle économique a été fragilisé. L’adaptation est aussi complexe pour certains industriels liés aux grandes infrastructures comme General Electric. D’autres, positionnés notamment sur les réseaux de distribution, comme Schneider, semblent mieux préparés. La particularité d’Engie est de développer une vision systémique et de mettre en place des solutions adaptées pour ses clients.

Comment s’articulent les opérations d’Engie pour faire émerger les innovations indispensables à ce changement d’ère ?

Nous disposons tout d’abord d’unités d’innovation incrémentale, que j’appelle l’innovation permanente, et qui se concentrent sur nos produits existants, à l’instar des transports ou des réseaux de chaleur et de froid, en vue de les améliorer. La direction de l’innovation a aussi tissé des liens importants avec l’écosystème des start-up, comme l’illustrent nos participations aux événements célébrant les collaborations entre grands groupes et jeunes sociétés : Viva Technology à Paris, ou encore le CES de Las Vegas. Nous encourageons aussi l’innovation à travers nos programmes d’incubation et via Engie New Ventures, un fonds de capital-risque investissant dans des start-up à fort potentiel. Notre objectif : diffuser la culture de l’innovation à l’externe mais aussi auprès des 150 000 salariés du groupe.

« L’hydrogène offre des perspectives très prometteuses de stockage et de transport »

Quelles sont les innovations de rupture sur lesquelles le groupe travaille ?

Nous avons développé une action d’innovation disruptive au niveau du Groupe et en particulier dans cinq domaines clés : les renouvelables pilotables - afin d’offrir une énergie constante et abordable aux gros consommateurs (solaire, éolien, stockage et flexibilité des réseaux sont au centre de nos réflexions) ; la mobilité électrique (les nouvelles batteries sont encore à imaginer) ; les communautés énergétiques (productions locales et échanges d’énergie) ; le « building as a service » ; et enfin, l’hydrogène. Pour chacun de ces segments de taille, nous imaginons des offres très différentes des services proposés aujourd’hui.

Quels sont les enjeux spécifiques à l’hydrogène ?

Dans les pays à forte ressource solaire comme le Chili ou le Mexique, nous réussissons à produire de l’électricité solaire à des coûts extrêmement compétitifs (20 dollars/MWh). Beaucoup l’ignorent mais le solaire est devenu la source d’énergie la moins chère dans un nombre croissant de pays. Selon une étude de la banque Lazard centrée sur les US, l’électricité solaire est d’ores et déjà trois fois moins chère que le nucléaire. La seule manière de sauver nos industries est de miser sur le solaire, mais aussi l’éolien, dont les prix baissent également à grande vitesse. Aux Pays-Bas, l’éolien offshore est déjà moins cher que les sources d’énergie conventionnelles, et peut désormais se passer de subventions. Pour un système 100 % renouvelable, la difficulté majeure est de gérer la variabilité des énergies solaire et éolienne. Aux côtés des systèmes de batteries (très pertinents pour le stockage à court terme), l’hydrogène offre des perspectives très prometteuses de stockage et de transport. Le processus est le suivant : à partir d’électricité solaire ou éolienne, on procède à l’électrolyse de l’eau qui produit de l’hydrogène et de l’oxygène. Stocké et transporté sous forme liquide ou gazeuse, l’hydrogène peut ensuite être retransformé en chaleur ou en énergie grâce aux piles à combustible. L’hydrogène est déjà utilisé dans de nombreux procédés industriels notamment les engrais mais il est aujourd’hui issu de combustible fossile. L’hydrogène renouvelable peut être une solution très attractive pour les industriels. D’autres usages commencent à émerger, notamment dans les transports. Engie a par exemple remporté en 2017 un contrat pour déployer la première ligne de bus à hydrogène en France, à Pau, dont la mise en service est prévue en 2019. Nous sommes convaincus du rôle clé de l’hydrogène dans le système énergétique de demain. Cela fait de nombreuses années que nous travaillons sur ce combustible et nous avons décidé il y a quelques mois de nous doter d’une Business Unit entièrement dédiée à l’hydrogène renouvelable pour développer des projets à grande échelle, avec des partenaires, à l’échelle mondiale. L’arrivée sur le marché de nos premiers projets pourrait se faire dès 2019.

Quelles doivent être les priorités de la France pour se positionner dans cette nouvelle révolution énergétique ?

La France est encore à un stade préliminaire dans la prise en compte des enjeux de cette révolution, même si les choses avancent vite. Il y a par exemple au plus haut niveau de l’État d’ardents supporters de l’hydrogène. Cette source d’énergie pourrait offrir des perspectives très attractives pour la décarbonation des infrastructures gaz. Sur un plan industriel et technologique, les places de leadership mondial restent à prendre, ce qui offre une opportunité très intéressante pour notre pays pour autant qu’une mobilisation massive intervienne rapidement, à l’image de ce qui a été réalisé il y a quelques semaines par le président français sur la question de l’intelligence artificielle (IA). Les facteurs actuels de puissance géostratégiques, à l’instar des puits de pétrole, seront bientôt remplacés par nos forces de frappe en IA et en hydrogène. Tout évolue très vite et nous devons accélérer la prise de conscience nationale avant qu’il ne soit trop tard.

 

Propos recueillis par Thomas Bastin (@ThBastin)

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