Décrit comme l’un des hommes les plus influents de France, Stéphane Fouks évolue dans les hautes sphères de la communication depuis la fin des années 1980. Le vice-président de Havas, d’ordinaire discret dans les médias, évoque pour Décideurs sa vision du marché et les enjeux de sa profession.

Décideurs. Quels sont les contours de votre rôle en tant qu’executive chairman d’Havas ?

Stéphane Fouks. C’est un poste qui réunit plusieurs métiers en un. Organiser le groupe, faire vivre nos offres, aider les agences à se repositionner : de nombreuses missions stratégiques s’enchevêtrent. Avec les patrons d’agence à travers le monde, nous parlons de la créa et d’indicateurs financiers, des évolutions du marché et des réponses à apporter… Je tire de ces échanges réguliers un constat : le futur appartient aux agences intégrées, capables d’anticiper les besoins de leurs clients.

Pourquoi les agences intégrées domineront-elles le marché ?

Certaines agences de niche continuent d’offrir une qualité de service exceptionnelle aux problématiques précises. Toutefois, les grands comptes internationaux souhaitent aujourd’hui créer un écosystème créatif au niveau mondial. Cette nouvelle donne instaure une importante barrière à l’entrée, dans cette industrie où les CAPEX sont pourtant assez faibles. Seuls les acteurs capables d’organiser des stratégies de communication cohérentes, à l’échelle globale, pourront séduire les annonceurs. Il faut ajouter à cela l’exigence d’un niveau de qualité homogène, quel que soit le pays ou le support concerné. Les campagnes de communication peuvent désormais faire le tour du monde en un clic. Si les créatifs doivent s’adapter à la culture des audiences nationales qu’ils visent, ils ne peuvent faire l’économie du souci d’harmonie des marques à travers la planète. En ne faisant appel qu’à des premiers violons dans chaque pays, l’orchestre peut jouer une partition dissonante à l’international. Nos agences créent au contraire de l’intimité avec leurs clients, en offrant des solutions agiles, créatives et source de cohérence.

Qu’en est-il des offres que vous animez ?

L’autre partie essentielle de mon métier repose sur la création d’offres nouvelles. Si l’on considère par exemple l’accompagnement des deals de fusions-acquisitions, Havas est le premier réseau au monde. Notre approche « from transaction to transformation » séduit les sociétés qui font évoluer leurs métiers par des opérations de croissance externe. Le rapprochement d’AT&T et Warner est emblématique de cette nouvelle tendance des deals transformatifs. Nos expertises en matière de conseils personnalisés, de narration d’equity story pour rassurer les parties prenantes du dossier et d’inventions créatives sont précieuses. Elles accompagnent efficacement les décideurs dans leurs projets stratégiques.

« Les grands comptes internationaux souhaitent aujourd’hui créer un écosystème créatif au niveau mondial »

Quel regard portez-vous sur votre environnement concurrentiel ?

Les positionnements des uns et des autres s’affinent. Publicis, comme Accenture d’ailleurs, sont des groupes « techno first » et tentent de jouer la carte du métissage culturel. Leur démarche d’intégration verticale est très différente de la nôtre. Ici et là, nous lisons des articles annonçant que le conseil vient « manger » les agences, et certains acteurs tentent de s’adapter. Cette écume médiatique ne tardera pas à se dissiper à mon sens. Au cœur de la mutation des entreprises, la transformation digitale a pour point de départ les systèmes d’information. Toutefois, la tech pure, qui n’est pas mise au service d’une vision, ne mène pas la transformation numérique que les dirigeants appellent de leurs vœux. Il n’est pas dit que la convergence des expertises technologiques et créatives soit une solution concrète et efficace à long terme. Les sociétés de conseils sont pertinentes quand il s’agit d'appliquer des solutions ayant démontré leur efficacité dans le passé. De même, la création pure n’est pas compatible avec la répétition de recettes déjà existantes. Les convergences avec les cabinets de conseils en stratégie sont plus appropriées aux demandes du marché. Havas a déjà conçu des offres avec Bain & Company par exemple pour profiter de la complémentarité entre la stratégie et la communication. Malgré nos convictions, nous gardons un sens de l’humilité pour nous adapter au mieux aux évolutions du marché.

Pouvez-vous nous donner un exemple des nouvelles offres pouvant émerger de ce positionnement centré sur les contenus ?

La Vox Room est un exemple significatif de notre capacité d’innovation. Cette offre, conçue avec l’agence israélienne Blink (rachetée par Havas en 2017), réunit des experts des relations presse, du community management et de la stratégie digitale. Pour faire de la marque un nouveau média, nous nous appuyons aussi sur des talents rédactionnels capables de créer du contenu de qualité, liée à l’essence même de la marque. Tous ces professionnels s’appuient sur un tableau de bord dynamique qui suit les performances du earned et paid media, grâce à un large pan de données collectées sur tous les supports possibles. Nous implémentons cet écosystème intégré chez nos clients qui ont ensuite la main pour l’adapter à leurs problématiques propres. Havas Paris est précurseur du sujet. Cette cellule de production, forte de ses capacités de veille, répond donc à un double objectif. D’une part, elle offre la possibilité de mettre en place une éditorialisation permanente des contenus de la marque et d’autre part, elle permet de suivre l’impact direct et indirect des sujets mis en lumière.

Le RGPD peut-il incarner une menace pour la qualité de ciblage que vous proposez aux annonceurs ?

Le Règlement offre un cadre aux Européens où ils décident de la trace qu’ils souhaitent, ou non, laisser d’eux-mêmes aux entreprises. Ce texte n’est pas une fin en soi mais bien plutôt le tremplin vers d’autres débats plus pointus sur la gestion des données personnelles. Être responsable au niveau de la data va être un sujet clé pour les années à venir. L’utilisation des données doit être conforme à des obligations toujours plus nombreuses et précises, et le consommateur devient un acteur décisif dans l’exposition de ses caractéristiques. Si nous ciblons avec précision les audiences, il ne faut pas enfermer pour autant les marques dans des ghettos. Il peut s’avérer très dangereux pour un annonceur de s’enorgueillir de bons résultats sur une cible restreinte, composée uniquement de clients prévisibles. Les actions de communication ont aussi pour vocation d’élargir la surface de séduction des marques. Il faut parvenir à toucher le public le plus large possible, tout en bénéficiant des nouveaux outils de ciblage, en conformité avec le RGPD. Les ambitions d’efficacité et de performance, contraintes par des budgets limités, ne peuvent pas éternellement se satisfaire d’une stratégie tournée vers les quelques populations ayant déjà manifesté leur intérêt pour la marque.

Le festival international de la créativité Lions Cannes cherche à évoluer. Quelle est votre opinion sur cette manifestation ?

Ne pas être à Cannes est une connerie. On peut être critique des Lions sur de nombreux sujets : l’inflation des prix pour participer à la compétition, l’entre soi des nombrilistes, les fausses campagnes jamais diffusées sur des médias importants et qui, pourtant, participent au concours… Mais, rater cet événement équivaut à tuer son réseau. À titre personnel, venir ici me fait gagner deux tours du monde. J’y rencontre les patrons des différentes agences du groupe, répartis sur tous les continents. Cette année, Havas Group a remporté 47 Lions au total, soit une augmentation de 15 % par rapport à l’année précédente. Nous sommes heureux de voir que notre sens créatif est souligné par la profession.

Chiffres clés :

47 : le nombre de Lions remportés par le groupe Havas en 2018 (soit 15 % de plus qu’en 2017)

52 : le nombre d’Havas Villages à travers le monde

2,26 milliards d’euros : le chiffre d’affaires du groupe Havas en 2017

Que pensez-vous du choix de Publicis qui avait prévu de s’abstenir de participer aux Cannes Lions avant de se rétracter partiellement ?  

Je pense que c’est une opération de com’. Publicis était très bien représenté cette année aux Cannes Lions, alors qu’officiellement le groupe n’avait qu’une seule campagne inscrite pour la compétition. Les plus hauts dirigeants ont participé à de nombreux déjeuners et je pense qu’il est difficile de tirer un trait définitif sur un tel rassemblement.

Comment les agences spécialisées dans la communication renforcent-elles leur propre notoriété ?

Dans cette profession, les canaux de communication privilégiés favorisent les échanges entre les publicitaires. Même si j’estime CB News et Stratégie, ces médias ne sont pas, selon moi, les plus décisifs pour faire passer des messages clés au marché. Ces revues, en se concentrant sur les personnalités phares de notre univers, prennent le risque d’être le miroir de la profession et des égos. Je suis davantage les médias de mes annonceurs que sont Les Échos, Le Monde, la Harvard Business Review ou Décideurs. À chacune de mes interventions dans les médias, je dois toujours être en résonnance avec les enjeux de mes clients. Notre priorité est ainsi de faire de cette industrie de la communication l’un des piliers de la transformation des entreprises. L’utilité de notre métier dans ce cadre doit être soulignée aux yeux des CEO. La com’ égocentrée ne peut pas être le vecteur d’une telle ambition. 

Quels sont les éléments de différenciation du groupe Havas pour séduire les marques sur la durée ?

Plusieurs valeurs fortes singularisent notre approche. Tout d’abord la simplicité de notre organisation permet à nos clients d’y voir clair dans notre manière de fonctionner. Nous avons été précurseurs avec notre stratégie « All in One » qui réunit l’ensemble des métiers de la communication dans les Havas Villages. Sous un même toit, nous rassemblons le digital, le mobile, les réseaux sociaux, la publicité, le marketing direct, le média planning, la communication corporate, le design, les relations publiques…Nous allons vite et nous nous appuyons sur l’ensemble de nos expertises pour construire la meilleure offre à nos clients. Contrairement à d’autres groupes internationaux, nous n’avons pas trente-cinq réseaux entre lesquels des arbitrages constants doivent être menés. Notre seul et unique réseau est celui d’Havas. Cela nous permet de développer des projets innovants en peu de temps, à l’image d’Havas blockchain qui a été lancé après quinze jours de travail. La rapidité est la deuxième valeur essentielle de notre approche. Notre architecture globale nous permet d’offrir du sur-mesure sans difficulté. De plus, avoir l’actionnaire majoritaire comme patron [NDLR : Yannick Bolloré, P-DG d’Havas est aussi président du conseil de surveillance de Vivendi, le conglomérat propriétaire de l’agence] est un véritable avantage à cet effet puisque la gouvernance répond à nos enjeux. Le groupe WPP souffre de la comparaison et ne peut se prévaloir des mêmes avantages organisationnels. Enfin, les deux premiers piliers de notre identité nous permettent d’innover plus efficacement que les autres agences. Havas Blockchain a ainsi été déployé avec Carrefour qui souhaitait mettre à disposition de ses clients une information précise sur la provenance de ses volailles. Enfin, l’accompagnement des ICO est une autre offre innovante du groupe, adaptée aux enjeux de ces levées de fonds fondées sur les cryptomonnaies.

Un mot sur l’avenir du secteur de la communication ?

La taille n’est pas un handicap pour être agile dans le secteur de la communication. La consolidation est nécessaire pour offrir un service pertinent à nos clients. Il y aura, à l’avenir, moins de réseaux et moins de groupes internationaux. La situation actuelle, avec des diffuseurs plus nombreux que les annonceurs, ne peut pas tenir. L’égo des publicitaires n’est pas une raison suffisante pour conserver ce statu quo. Six groupes et quinze réseaux se partagent le marché aujourd’hui. Demain, j’imagine quatre groupes et entre huit et dix réseaux se partager le gâteau.

 

Propos recueillis par Philippe Dussault et Thomas Bastin (@ThBastin)

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