La nouvelle définition de l’abus de droit s’inscrit dans le cadre d’une sévérité et d’un contrôle de plus en plus important de la part de l’administration fiscale de l’ensemble des opérations des contribuable. Quelle lecture faut-elle en faire ? Le nombre de contentieux est-il amené à exploser ? Stéphane de Lassus, Associé au sein du cabinet d’avocats Charles Russell Speechlys, nous donne les clés de lecture de la réforme.

Décideurs. Que recouvre la notion d’abus de droit ?

Stéphane de Lassus. La notion d’abus de droit existe depuis très longtemps. Elle est le résultat d’une longue construction jurisprudentielle dont l’une des plus célèbres a concerné une princesse française ayant fui son mari en Allemagne car ce pays reconnaissait, à l’époque, le divorce, contrairement à la France. Les juges avaient alors estimé que cette délocalisation fictive, dans le seul but de divorcer, constituait un abus de droit. Le terme de l’abus des droits est d’ailleurs le nom donné par le juriste français Louis Josserand à sa théorie qui fut ensuite développée dans son livre « De l’esprit des droits et de leur relativité », publié en 1927. La notion d’abus de droit civil s’applique également au droit fiscal. Elle est depuis utilisée par l’administration fiscale pour contrer des stratégies mises en œuvre par les contribuables pour tenter une simulation à but fiscal ou de bénéficier d’un régime fiscal favorable dans un esprit contraire aux intentions du législateur. Cette opération est alors constitutive d’un délit d’abus de droit. La taxation initiale de l’opération est rétablie et une pénalité est appliquée, allant jusqu’à 80 % du montant des droits éludés.

La loi de finances pour 2019 est venue modifier la notion d’abus de droit. Dans quel contexte est intervenu ce changement ?

Elle s’inscrit dans le cadre d’une sévérité et d’un contrôle de plus en plus important de la part de l’administration fiscale de l’ensemble des opérations des contribuable. La loi relative à la lutte contre la fraude entrée en vigueur en 2018 en est la parfaite illustration. Elle permet de mieux détecter et appréhender la fraude. Parmi les mesures phares, on notera la fin du « verrou de Bercy », la mise en place du name & shame, la création d'une police fiscale et le renforcement des sanctions. Certains dossiers doivent désormais être automatiquement transmis au parquet, notamment pour des affaires portant sur plus de 100 000 euros en droit où s’appliquent des majorations et en cas de récidive au cours d’une période de six ans.

La réforme de l’abus de droit était-elle attendue par les praticiens ?

Non. La notion d’abus de droit était jusqu’ici très bien encadrée. Cette procédure concernait uniquement les actes dont le but était exclusivement fiscal. L’administration a la charge de la preuve. Deux types de stratégies étaient visées. D’une part, les actes fictifs, par exemple la cession d’un bien immobilier à vil prix, ou sans contrepartie financière, d’une tante à ses neveux pour éviter d’avoir à régler des droits de succession importants.  D’autre part, l’abus de droit pour fraude à la loi. Le contribuable réalise alors une véritable opération juridique, mais applique alors un texte de manière contraire à ce pourquoi il a été voté. Les Services vérificateurs considéraient que c’était, notamment, le cas pour des dirigeants plaçant des bons de souscription d'actions (BSA) à l’intérieur d’un plan d’épargne en actions (PEA) alors que les BSA constituaient une rémunération de leur travail. Cette stratégie était considérée comme contraire aux intentions du législateur, le PEA ne pouvant recueillir que des investissements en capital et non le fruit du travail.

"L’administration fiscale se montre pour le moment assez conservatrice"

Depuis le 1er janvier 2020 s’applique une nouvelle définition de l’abus de droit. Le texte n’apporte en réalité qu’un seul changement mais celui-ci est de taille. Sa définition passe d’un but exclusivement fiscal à un but principalement fiscal. Quelles en sont les incidences pour les contribuables ?

Le législateur a créé un « mini abus de droit » en s’appuyant sur des textes européens après un premier échec en 2013. Celui-ci avait fait beaucoup de bruit à l’époque mais, dans cette nouvelle mouture, le législateur a donné plus de garanties au contribuable, pour éviter, pour le moment, la censure du conseil constitutionnel. L’administration s’est donc laissée un an pour recueillir les avis des professionnels. Pour le moment, elle se montre assez conservatrice. Le « principalement fiscal » devrait donc se lire par « essentiellement fiscal ». Cette lecture écarterait les traductions trop floues, telles que « majoritairement » à but fiscal qui aurait instillées énormément de doutes pour chaque opérations juridiques complexes ayant des répercussions fiscales.

Après une longue période d’attente, les commentaires de l’administration fiscale ont enfin été publiés au BoFip en janvier dernier. Quelle lecture en faites-vous ?

Ce « mini abus de droit » doit donc être à but essentiellement fiscal. Très tôt, le ministre de l’Economie et des Finances a publié un communiqué de presse précisant que les stratégies usuelles reposant sur les démembrements de propriété de biens immobiliers où le donateur se réserverait l’usufruit de l’actif donné, n’étaient pas concernées par ce changement législatif. Les transmissions de patrimoine en anticipation visant à effectuer un partage entre les héritiers échappe donc à l’abus de droit. Cela a rassuré les personnes qui préparent leur transmission. La démonstration d'un abus de droit nécessite la réunion de deux éléments cumulatifs : il faut que la volonté principale et essentielle du contribuable soit d’éluder l’impôt. Celui-ci a donc toujours la possibilité de choisir la voie la moins imposée. Il faut simplement prouver que des objectifs importants, et pas seulement accessoires, autres que fiscaux, motivent la stratégie mise en œuvre.

"Les entreprises auront davantage de moyens pour se défendre que de simples personnes physiques"

Le cadre instauré par le législateur et l’administration fiscale vous paraît-il aujourd’hui suffisamment clair ? Y a-t-il une zone d’ombre ?

La définition exacte des contours de l’abus de droit classique a été une construction essentiellement jurisprudentielle. Les avis du comité de l’abus de droit qui pourra également être saisi pour les « mini-abus de droit » font partie de l’élaboration de cette jurisprudence. Nous y verrons donc plus clair dans dix à quinze ans. Les « mini abus de droit » notifiés en 2021 ne seront en effet jugés en Cour de cassation ou Conseil d’Etat que dans une dizaine d’années. Les précisions apportées par le BoFip sont toutefois intéressantes. La donation d’usufruit temporaire, très critiquée par l’administration fiscale il y a une quinzaine d’années, est notamment évoquée. Elle souligne que l’on peut faire une donation d’usufruit temporaire de titres à une fondation reconnue d’utilité publique, pour que celle-ci puisse en percevoir les dividendes, à la condition que cette donation soit réalisée pour au moins cinq ans et qu’elle ne soit pas fictive. C’est une bonne nouvelle que ce montage à but essentiellement caritatif puisse être gardé hors du champ du « mini abus de droit ».

Faut-il anticiper une explosion du nombre de contentieux ?

Il y aura probablement quelques actions supplémentaires menées par l’administration fiscale. C’est aussi pour elle une manière de faire pression sur les contribuables notamment dans le cadre d’opérations de management package. L’administration fiscale va probablement utiliser la notion d’abus de droit nouvelle version pour amener les managers à la table des négociations sous la pression des 40 à 80% de pénalités potentielles. Les entreprises auront, comme toujours, davantage de moyens pour se défendre que de simples personnes physiques. Elles seront capables de provisionner et de faire face à de long contentieux. Les particuliers auront moins de latitude. Ils n’auront probablement pas les liquidités suffisantes pour y faire face. Le « mini abus de droit » est donc une arme supplémentaire de l’administration fiscale dans le cadre d’un contrôle fiscal.

Quels conseils pouvez-vous donner aux entrepreneurs et dirigeants ?

Nous veillons toujours à ce que les opérations patrimoniales de nos clients correspondent à une réalité économique et juridique. Quand ces prérequis sont établis, le contribuable devra, en principe, éviter le « mini abus de droit ». Au total, un nombre limité de schémas seront différés dans le temps ou à repenser. Mais quand ils répondent à un besoin, à une réalité patrimoniale et familiale, ces stratégies ne feront, en principe, l’objet d’aucune remise en cause avec succès par l’administration fiscale.

Propos recueillis par Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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