Son roman, « Leurs enfants après eux », fait l’effet d’une gifle : comme un rappel brutal et salutaire de l’existence d’un monde devenu presque invisible. Il dresse un portrait saisissant, témoignage d’un monde qui vacille et d’une colère qui monte.

La France d’en bas. Avec le mouvement des Gilets jaunes, le terme est sur toutes les lèvres, au cœur de toutes les tentatives de décryptage. Nicolas Mathieu, lui, préfère parler de « la France de l’entre-deux » pour évoquer cet univers qu’il connaît lorsque d’autres se contentent de le théoriser. Ces « territoires » de pavillons mal isolés et de fins de mois difficiles, d’usines qui ferment et de gamins qui rêvent d’ailleurs – « d’images de bord de mer, de couchers de soleil, de filles en maillot, de morceaux d’Aerosmith »… D’hommes fatigués « qui boivent trop et dorment mal » et de femmes vieillies trop tôt. Pour les sachants de tous bords, le concept, à forte capacité de nuisance, relève de l’abstraction. Vaste problématique aux contours flous où s’entrechoquent ras-le-bol fiscal et perte de pouvoir d’achat, révolte sociale et peur du lendemain. Pour Nicolas Mathieu, lauréat du Goncourt 2018, c’est une réalité. Mieux, un souvenir. Celui d’une jeunesse en province, à Épinal, « dans une région marquée par la présence fantomatique des filatures qui avaient fermé » : la sienne.  

Peur

Cette jeunesse dans laquelle, très vite, il étouffe, à l’étroit dans un univers exiguë où « tout le monde se connaît, se regarde» et où, rapidement, il ne pense qu’à une chose : « foutre le camp ». D’abord pour Nancy, puis Metz et enfin Paris où il accumule les années d’études – histoire, puis cinéma, puis histoire de l’art... – « qui permettent de gagner au Trivial Pursuit mais ne donnent pas de métier » –avant d’enchaîner sur celles de « galères » avec les stages, les missions et, « à trente ans », les cours Acadomia menés en parallèle des nouvelles et scénarios écrits le soir. De quoi s’évader mais pas encore être publié, estime celui qui, à l’époque, « cherche encore (son) style et (son) sujet ». Celui-ci lui vient au sein d’une agence spécialisée dans le compte rendu de réunions pour laquelle il travaille entre 2007 et 2008. Lorsque, en pleine crise des Subprimes, les entreprises ne parlent que réduction des coûts et plans sociaux avec, à la clé, la perspective pour des centaines d’inconnus des licenciements tant redoutés de son enfance. « Des gens qui ressemblaient à mes oncles, à mon père… se souvient-il. Tous ces ouvriers dont le destin allait basculer me rappelaient le même milieu social. » Le sien. Pas celui de la misère noire mais de la menace constante. De la peur de la fermeture d'usine, du licenciement, de la précarité. « C’est comme cela que j’ai grandi, explique-t-il. Avec la conscience de cette angoisse chez mon père qui vient d’un monde où la crainte du chômage est omniprésente. »

De la violence sociale à la violence tout court

C’est dans cette peur et dans ce qu’elle véhicule d’insidieux et d’inflammable que Nicolas Mathieu va trouver « ce qu’il a à dire ». La matière narrative pour raconter « la violence sociale lorsque celle-ci se transforme en violence tout court » dont, il y a quatre ans, il tire « Aux Animaux la guerre », un premier succès qui lui vaut plusieurs prix littéraires et une adaptation télévisée. De quoi, reconnaît-il, « changer beaucoup de choses » comme, par exemple, Paris pour Nancy et un poste de rédacteur en chef adjoint anxiogène pour un job de community manager à mi-temps. Idéal pour poursuivre sur sa lancée et passer du succès à la consécration, ce qu’il fait en publiant, moins de trois ans plus tard, « Leurs enfants après eux ».

« Il y a des convulsions réelles du corps social, un sentiment fort de relégation. Un rapport à l’avenir douloureux ; des gens pour qui demain n’est pas forcément une bonne nouvelle »

Encensé par la critique dès sa sortie, récompensé du Prix Goncourt en novembre dernier, le récit, écrit « comme un roman noir mais tenant finalement davantage de la chronique sociale et du roman d’apprentissage », ancré dans « une de ces petites villes dont on parle peu », dresse à travers elle le portrait sur dix ans de cette « France de l’entre-deux » qui n’est « ni celle des cités ni celle des grandes métropoles ; ni celle de la mondialisation, ni celle des quartiers. » Un aperçu brutal et juste de ce monde que Nicolas Mathieu a côtoyé des années durant sans lui appartenir vraiment – lui dont les parents, « enrichis au salariat et aux Trente Glorieuses », avaient les moyens d’assurer « deux voitures » et de payer un collège privé – et dont il évoque la frustration et, déjà, la colère sourde.  

Une rage et une décence

« J’ai voulu raconter la fin de la classe ouvrière concentrée dans une vallée où les gamins grandissent à l’ombre des hauts fourneaux qui rouillent », explique-t-il. Donner à voir un monde sur le point de disparaître, les perspectives limitées et les vies étroites, «habitées par une rage et une décence » car liées à une certitude pourtant : celle d’une amélioration à venir. « Dans les années 1990, on était tous convaincus que chaque génération ferait mieux que la précédente et aujourd’hui on ne pense qu’à une chose : sauver les meubles », résume Nicolas Mathieu pour qui, désormais, l’exaspération est telle qu’une « violence folle peut exploser sur un détail ». Un licenciement de trop; quelques centimes de plus à la pompe… « Désormais, les gens s’estiment floués dans leur rapport à l’avenir, victimes dinégalités qui, c’est un fait, ne cessent de s’aggraver, poursuit-il. Il y a des convulsions réelles du corps social, un sentiment fort de relégation. Un rapport à l’avenir douloureux ; des gens pour qui demain n’est pas forcément une bonne nouvelle.»  Eux qui, assignés à des territoires éloignés de la mondialisation et de ses codes, se sentent condamnés à la stagnation. « Ce ventre mou de la société française où 60 % de la population vit et qui passe sous les radars. » Ce pays invisible aux portes du nôtre qui, depuis quelques semaines, dérange en se rappelant à nous.

Caroline Castets

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