D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Leïla Slimani a toujours été réfractaire aux injonctions. Celles des adultes, d’abord, celles de la société ensuite. Pour l’écrivain franco-marocaine saluée par le prix Goncourt en 2016 et auteur du "Manifeste des 490 " qui, le mois dernier, dénonçait dans Libération les lois liberticides du Maroc, chacun doit être libre. Libre de choisir " sa vie, sa sexualité, ses indignations". Libre de ne pas se montrer conforme aux attentes, de passer outre le regard des autres, de déplaire. Libre de se révolter comme de "cultiver son jardin". Rencontre avec une authentique affranchie.

Chez Gallimard, son éditeur, on nous avait prévenus : joindre Leïla Slimani risquait de ne pas être chose aisée. C’est que, entre la sortie en salles ce mois-ci de l’adaptation de son roman Chanson douce, la publication dans plusieurs journaux marocains et en Une du Monde du "Manifeste des 490", pour dénoncer les lois liberticides ayant mené, au Maroc, à l’emprisonnement de la journaliste Hajar Raissouni pour "débauche et avortement illégal" et la récente libération de celle-ci, la lauréate du prix Goncourt 2016 est l’objet de toutes les attentions.

Il en faut plus, pourtant, pour perturber l’auteur franco-marocaine qu’on imaginait fébrile et qu’on découvre sereine. Droite dans ses convictions et fidèle à ses combats, à commencer par celui qu’elle mène depuis toujours en faveur des libertés individuelles. Ce droit fondamental de chacun à choisir "sa vie, sa sexualité et ses indignations" qui la pousse à refuser toute forme d’enfermement ; les prêt-à-penser comme les cases identitaires.

Complexité

Leïla Slimani, elle, revendique une "vraie double appartenance", croit en l’égalité entre individus et en la complexité des sociétés. De toutes les sociétés, y compris celle des pays musulmans dont en France, "par peur ou par paresse", elle regrette qu’on cultive une vision caricaturale, "avec les gentils progressistes d’un côté et les méchants islamistes de l’autre", loin "des nuances et de l’effort de compréhension" qui s’imposent. Elle qui est née au Maroc et y a grandi sait l’ambivalence d’une société tiraillée entre "des espaces de liberté réels et des points de résistance encore accentués par un conservatisme qui monte". Pour preuve, son premier livre, Dans le jardin de l’ogre, qui a pour thème l’addiction sexuelle féminine, se voit salué par la critique et récompensé par le prix de La Mamounia, plus grand prix littéraire du Maroc. Beaucoup s’en étonneraient. Pas Leïla Slimani qui voit dans cette reconnaissance un des paradoxes de son pays. "Il existe là-bas une grande liberté artistique. La littérature, notamment, peut être très crue, très dure même, explique-t-elle. Mais il ne faut pas oublier que c’est un milieu restreint qui ne s’adresse pas à tout le monde." Contrairement aux lois qu’elle dénonce. Ces dogmes d’un autre âge, à la fois vecteurs d’injustice sociale et porteurs d’une forme de violence d’État.

Hors-la-loi

"Ces lois liberticides me révoltent, reconnaît-elle. Elles font peser une épée de Damoclès sur les Marocains, hommes et femmes. Elles montrent que cette société a institutionnalisé une forme d’hypocrisie, faisant de la fausse vertu la norme en matière de vie publique et, en matière de vie privée, profitant toujours aux mêmes : les plus riches qui ont les moyens de vivre librement leur sexualité en toute discrétion." 

Au cœur de ce système de faux-semblants : l’article 490 du code pénal marocain, qui punit de peines d’emprisonnement les relations sexuelles hors mariage et l’avortement. Celui auquel Leïla Slimani décidait de s’attaquer le mois dernier, en cosignant, avec la réalisatrice Sonia Terrab, le Manifeste des 490 dans lequel 490 femmes marocaines, bientôt rejointes par des milliers d’autres, se revendiquent "hors-la-loi" pour avoir, comme la journaliste emprisonnée, aimé hors mariage. Quarante-huit ans après celui des "343 salopes" qui avait favorisé le vote de la loi Veil sur l’avortement, Leïla Slimani compte sur ce Manifeste et la traînée de poudre qu’il a suscitée au sein de l’opinion marocaine pour secouer le joug des conservatismes. Des femmes mais aussi des hommes se sont mobilisés, Hajar Raissouni a été graciée, "même les islamistes se sont exprimés en faveur de sa libération "...

Pour elle, c’est le moment. "On arrive à un point de bascule, estime-t-elle. Une mue est en marche, la société est prête." Prête à reconnaître ce droit aux libertés individuelles avec lesquelles, même enfant, Leila Slimani, a toujours eu du mal à transiger.

Déplaire

"À quatre ans j’ai pris conscience de ce que signifiait être libre, se souvient-elle. Je trouvais qu’être un enfant revenait à dépendre des autres, je ne supportais pas qu’on me donne des ordres ; au point que j’ai détesté être un enfant…". Plus tard viendront Paris, les années Fénelon puis Sciences Po et enfin les premiers reportages journalistiques qui, à trente ans, l’amènent à enquêter en Tunisie, auprès d’une jeunesse qui lui confie vivre avec un sentiment de privation. "Privation de liberté et même d’intimité", se souvient celle chez qui, dès lors, le sujet va devenir un leitmotiv ; le fil rouge de ses livres et de ses engagements.

"Lorsque l'on est une fille,on est élevé dans l'idée qu'il faut plaire physiquement et socialement. Pour ma part, je pense qu'il faut oser déplaire"

Comme lorsqu’en janvier 2018, en réponse au plaidoyer anti-#balancetonporc cosigné, entre autres, par Catherine Deneuve et Catherine Millet sur la liberté des hommes à importuner, elle publie dans Libé une tribune dans laquelle elle en appelle à une autre liberté. Celle pour une femme, même en jupe courte et talons hauts, même seule et même tard, de circuler librement et "sans y penser". Celle de ne "pas être importunée" sans pour autant faire profil bas. "On a tous nos aliénations, mais lorsqu’on est une fille, on est élevé dans l’idée qu’il faut plaire, physiquement et socialement, estime-t-elle. Pour ma part je pense qu’il faut oser déplaire, avoir le courage de s’affranchir du regard de l’autre." Non pas par un quelconque souci de mise en conformité intellectuelle ou morale, mais par choix véritable. "Pour moi s’indigner n’est pas un devoir mais une liberté, insiste-t-elle. Je m’indigne parce que j’en éprouve le besoin, mais chacun est libre de cultiver son jardin." De refuser l’alignement sur "le groupe", quel qu’il soit. De parler haut ou pas.

Caroline Castets

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