Trop souvent, les questions de brevet ne se posent qu’à l’aboutissement d’un processus d’innovation. L’initiative vient souvent de l’inventeur, sous réserve qu’il ait un minimum de culture brevets et, qu’il engage les démarches de « déclaration d’invention ». Il en résulte une gestion administrative, plutôt que stratégique, de la politique brevet par les entreprises françaises

Dans la grande majorité des entreprises, la politique de brevet se résume à décider s’il convient de protéger ou non un résultat signalé par le bureau d’études ou par un inventeur. Dans les entreprises d’une certaine taille, le filtre se fait sur la base des déclarations d’invention traitées par un « comité IP » et dans les plus petites entreprises, sur la base de l’intuition d’un dirigeant plus ou moins sensible aux questions de propriété industrielle. Ce mode de gestion « traditionnel » aboutit à l’accumulation de strates de brevets plus ou moins pertinents au regard de la stratégie de l’entreprise, avec des dépenses qui augmentent avec la sédimentation du portefeuille, et finalement le sentiment général que les brevets sont « un mal nécessaire, un exercice imposé » pour une entreprise, dont on a du mal à mesurer et justifier le réel intérêt stratégique. Et souvent, les personnes en charge du management de la PI s’égarent dans des querelles byzantines « hors sol » et sans impact réel sur la pérennité et le développement de l’entreprise.

Une stratégie PI alignée sur la stratégie d’entreprise

Pour améliorer le management des brevets, deux compétences doivent être développées au sein de l’entreprise :

• la capacité de discerner ce qui est potentiellement brevetable (ou plus largement potentiellement protégeable);

• la capacité à déterminer et justifier si ce qui est potentiellement brevetable mérite d’être breveté.

Discerner ce qui est potentiellement brevetable est une compétence qui doit être très largement répandue, auprès de tous les salariés de l’entreprise. Cela implique les connaissances par tous du B.A.-BA de la PI, ce qui relève d’actions simples de sensibilisation et de formation. Plus délicat est la capacité à discerner ce qui peut être considéré comme inventif. L’inventeur n’est pas le mieux placé pour cela, car étant lui-même l’inventeur, il a tendance à considérer que son invention n’était finalement pas hors de portée de l’homme du métier. Il souffre d’un biais cognitif qui souvent le conduit à négliger des résultats potentiellement brevetables, et un tiers peut l’aider à objectiver l’évaluation du caractère inventif. Déterminer si ce qui est brevetable mérite d’être breveté relève de la responsabilité du dirigeant. Le critère est simple : le dépôt d’un brevet se justifie s’il contribue à renforcer l’entreprise sur un ou plusieurs objectifs stratégiques: par exemple améliorer la capacité à lever des fonds pour une start-up, préserver son avance concurrentielle pour une entreprise leader de son secteur, conquérir un marché, sécuriser un partenariat…

Prendre en compte l’environnement brevet dès le démarrage d’un projet d’innovation: la clé d’une politique brevet rationnelle et efficace.

Cette rationalisation du management des brevets peut se traduire par un document de référence, rappelant la stratégie à court et moyen terme de l’entreprise, la déclinaison en stratégie PI, et les actions opérationnelles devant guider tout acteur de l’entreprise. Ce « livre blanc de la PI » peut être diffusé via un intranet ou un guide interne, et être accompagné des documents de référence (NDA ; formulaire de déclaration d’invention, procédure d’urgence avant divulgation ; fiche de notification d’une présomption de contrefaçon…).

Segments stratégiques

Déposer un brevet parce que l’invention est nouvelle et inventive est un raisonnement d’expert brevet à la vue courte. Ce qui est important est de disposer de brevets centrés sur les nœuds technologiques critiques. L’identification de ces nœuds critiques (en général de un à 10 nœuds) permet de structurer la politique de brevets. Un nœud critique correspond à un sujet technique où l’entreprise se différencie de ses concurrents, et qui apporte un avantage compétitif avéré. Ces nœuds peuvent être pondérés en fonction de l’impact sur l’attractivité commerciale, sur la maturité technologique et sur la domination technique par l’entreprise. Cette segmentation permet de présenter, pour chacune des nœuds, une cartographie des brevets concurrents (titulaires de ces brevets, portée, brevets dominants…) et de positionner ses propres options techniques, en faisant ressortir les choix techniques différenciants. On prépare ainsi une projection du potentiel de résultats brevetables en corrélation avec la carte des nœuds technologiques, base pour élaborer une politique de dépôt de brevets à court et à moyen terme, la logique étant que chaque nœud critique doit être associé à un ou plusieurs brevets, et que le nombre de brevets pour chacun des nœuds reflète son poids stratégique. Cette démarche est adaptée aussi bien à des start-up qu’à des entreprises plus matures, et permet de construire un portefeuille de brevets en prenant en compte en amont de l’innovation l’environnement PI concurrentiel. Elle permet aussi d’adopter une logique proactive, en recherchant des résultats brevetables pour renforcer la PI autour d’un nœud critique, sans attendre une déclaration spontanée par un inventeur, et d’écarter les frais de PI pour des inventions n’appartenant à aucun nœud critique.

Démarche interactive de rédaction

Lors de la préparation d’une demande de brevet, l’association de l’inventeur à la recherche de l’état de la technique est un gage de solidité du futur brevet. L’inventeur, au vu d’un document antérieur, aura un regard positivement critique, qui le conduit souvent à énoncer des précisions techniques qui étaient implicites pour lui. Mais, confronté à une solution antérieure voisine, l’inventeur sera le mieux placé pour exprimer des détails subtils permettant de différencier son invention de l’art antérieur, et pour exprimer l’effet technique résultant de ces détails différenciants. Une telle démarche s’inscrit en outre pleinement dans l’approche « problème solution » qui est la norme pour l’appréciation de l’activité inventive par les examinateurs de l’OEB.

Conclusion

La conduite d’une politique de propriété industrielle doit s’ouvrir aux enjeux stratégiques de l’entreprise concernée, et doit mobiliser les inventeurs pour le positionnement de leurs résultats par rapport à l’état de la technique, en les associant de manière interactive à l’identification des brevets de l’art antérieur et au repositionnement de leur invention par rapport à l’art antérieur le plus proche. Cette démarche conduit souvent à enrichir l’invention originelle et permet de préparer une demande de brevet optimale pour aborder ensuite les procédures d’examen.

Pierre Breesé dirige IP TRUST, cabinet développant des méthodologies innovantes de pilotage stratégique de l’innovation et de la propriété intellectuelle, de l’ingénierie fiscale et financière de la PI, et de l’organisation de l’innovation collaborative. Il préside la Fondation « Marius Lavet, ingénieur et inventeur » ainsi que le comité Innovation et recherche des ingénieurs et scientifiques de France.

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