Le tribunal a retenu la notion d’harcèlement moral institutionnel, ce qui constitue une première pour une juridiction pénale. Cette affaire fait évoluer la jurisprudence ouvrant la voie à de nouveaux moyens de recours pour salariés et syndicats. Toutefois, le statut particulier de France Télécom et les spécificités du dossier rendent difficile une duplication en tant que telle.

Pour la première fois, une décision pénale consacre la notion de harcèlement moral institutionnel. Jusqu’à présent le harcèlement moral au pénal était une affaire de relations individuelles et de répétitions, de relations entre collègues ou entre subordonnés. La particularité du dossier France Télécom tient dans le fait qu’il s’agisse d’une politique d’entreprise.

C’est ainsi que la 31e chambre du tribunal de grande instance de Paris a prononcé le 20 décembre les peines maximales pour ce type de faits. L’entreprise a écopé de 75 000 euros d’amende, tandis que l’ancien PDG du groupe Didier Lombard, l’ex-numéro deux Louis-Pierre Wenès et l’ex-DRH Olivier Barberot ont été condamnés à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende. Tous les trois ont fait appel.

En revanche, ce n’est pas la première fois que des cadres de France Télécom sont condamnés pénalement pour harcèlement moral. Ce n’est pas non plus la première fois que le harcèlement moral institutionnel (aussi appelé « harcèlement managérial » ou « de gestion ») est en cause puisqu’il l’a déjà été au civil dans des affaires de droit du travail. ​L’une des premières consécrations de principe de ce type de harcèlement est le fait de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui a indiqué en 2009 que « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Ce que contient le jugement

Qu’ont estimé les juges ? Que la politique qui a été imaginée, décidée, organisée et appliquée par les organes de direction du groupe dans le cadre du plan NExT de France Télécom, mis en place pour adapter l’entreprise à l’ère du numérique, a intenté « aux droits et à la dignité » des employés. Pour mémoire, ce plan visait à accélérer le départ de 22 000 salariés et à obtenir la mobilité de 10 000 autres sur un total de 120 000 collaborateurs. Provoquant suicides et dépressions. « Cette politique a eu pour objet, à partir d’octobre 2006, une dégradation des conditions de travail, les départs n’étant plus volontaires mais forcés, au travers de l’instrumentalisation de dispositifs managériaux », indique le jugement, qui ne fait pas moins de 340 pages.

Alors ce cas est-il réplicable ? Le dossier est singulier à plus d’un titre. Tout d’abord, les faits datent d’il y a plus d’une dizaine d’années. À l’époque, nous n’avions pas le même niveau de compréhension des risques psychosociaux. D’ailleurs, la prise en compte de la santé mentale dans l’entreprise n’a fait son apparition dans le Code du travail qu’en 2002. « Aujourd’hui, la prévention des atteintes à la santé mentale est devenue un impératif au sein des sociétés », précise Pascale Lagesse, associée chez Bredin Prat. « Le tribunal a regardé les pratiques d’il y a dix ans avec les lunettes d’aujourd’hui, ajoute un autre professionnel du droit. Je ne suis pas persuadé que des demandeurs aujourd’hui réussiraient à avoir le même socle factuel que dans le dossier France Télécom. » Et le jugement de cette affaire devrait éveiller encore un peu plus les consciences et inciter à toujours de plus de mesures préventives.  

Autre spécificité du dossier : le statut des salariés de l’entreprise. Ces derniers étaient fonctionnaires et ne pouvaient donc être licenciés mais le management a fait pression pour qu’ils partent d’eux-mêmes. Les entreprises publiques ou ayant une majorité de fonctionnaires en leur sein peuvent-elles se prémunir de ce type de risques en ayant recours à un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi, en cas de licenciements économiques) ? Le Code du travail précise que les dispositions relatives au licenciement pour motif économique et au PSE sont aussi applicables « sauf dispositions particulières, dans les entreprises publiques et les établissements publics industriels et commerciaux ». Ainsi, il est faux d’affirmer que les « entreprises employant majoritairement des fonctionnaires » ne sont pas concernées par les PSE. Néanmoins, les fonctionnaires ne peuvent jamais être touchés par un PSE en raison de leur statut et de la garantie d’emploi qui s’y attache.

D’où le problème auquel a été confrontée la direction de France Télécom à l’époque, qui a proposé une série de mesures, lesquelles n’ont pas été considérées par le tribunal comme du réel volontariat. Les sociétés qui ont une part importante de fonctionnaires seraient donc structurellement plus exposées que des entreprises privées. « La spécificité de l’affaire est encore accentuée par le statut de l’entreprise, mais ce n’est pas l’élément clé de la décision », tempère toutefois Pascale Lagesse.

 « Lorsque vous menez un projet radical de transformation d'entreprise, il est important de faire passer le message auprès des organisations, CSE et salariés, rappelle Patrick Thiebart, avocat chez Jeantet. C’est un dossier que l’on verrait moins en 2020 parce que quand une entreprise se restructure elle sait qu’elle doit convaincre les partenaires sociaux du bien-fondé de sa démarche. Toutes les fois où la direction décide seule, ça se passe mal. »

« Dans les faits, n’importe quelle politique d’entreprise qui aurait pour objet et effets, par des agissements répétés, de dégrader les conditions de travail pourrait être sanctionnée », poursuit une avocate. Dans le cas de France Télécom, un certain nombre de critères et de situations ont été pris en compte pour motiver la décision. « On ne peut pas la dupliquer. Le harcèlement institutionnel existait déjà. La décision consacre le concept en droit pénal mais elle est propre à France Télécom », fait valoir Pascale Lagesse. Chaque dossier est spécifique. À voir si certains éléments de jugement de décembre seront réutilisés à l’avenir pour démonter un harcèlement institutionnel.

« Cette décision est une étape de plus dans l’écriture de la jurisprudence, qui est finalement récente en matière de harcèlement et qui se construit au fil du temps », note Pascale Lagesse. Les avocats vont continuer à sensibiliser les directions aux risques. L’associée de Bredin Prat note en revanche une vraie polarisation des situations : « Avec les ordonnances Macron, il n’y a jamais eu autant d’accords d’entreprise. Néanmoins, si aucun consensus n’est trouvé, les choses semblent dégénérer plus vite jusqu’à des actions en justice, y compris de nature pénale. » À voir maintenant si le harcèlement moral institutionnel nourrira ce type d’actions.

Olivia Vignaud

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