Suite aux attentats de janvier, le rhétoricien et philosophe français s’est aventuré à disséquer une des armes les plus puissantes du califat : sa rhétorique. Dans son ouvrage Paroles armées*, il explique comment l’organisation terroriste séduit des convertis et pourquoi nous sommes incapables de réagir.

Décideurs. La rhétorique est-elle l’arme la plus puissante du califat ? 

Philippe-Joseph Salazar. Ce qui est clair, c’est qu’ils ont recruté et recrutent toujours grâce à leur force de persuasion. Le califat use pour cela de systèmes très flexibles : la prédication directe, les réseaux sociaux et une immense médiathèque, sans doute la plus formidable qui existe aujourd’hui en politique. Sans ces trois canaux de persuasion, le califat serait resté une rébellion comme les autres. C’est une erreur de croire que les vidéos du califat sont de simples outils de communication. Ce sont de véritables processus décisionnels qui s’appuient sur des techniques que nous employions jadis : la prédication, l’appel à la transcendance, à l’idéal… C’est pour ça que nous avons du mal à croire que certains jeunes puissent être séduits par cet appel. À cela s’ajoutent un langage très soutenu, et un vocabulaire choisi, riche et précis.

 

Décideurs. Doit-on en déduire un affaiblissement de la « rhétorique occidentale » ?

Ph- J. S. Dans la contre-propagande montée en France, nous essayons de répondre sur le terrain de la persuasion, de la rhétorique, en imitant ce que fait le califat. Mais nous le faisons très mal : nous réalisons quelques vidéos, là où lui en produit des milliers. Nous vivons sur un mythe selon lequel nous aurions un avantage technologique. Nous avons du mal à accepter que la politique selon nous archaïque du califat, puisse user d’Internet contre nous et avec encore plus de brio, aussi bien dans la qualité que dans la quantité. C’est là notre véritable problème : nous sommes prisonniers de nos propres illusions. Notre rhétorique en est plus faible, mais c’est seulement une conséquence.

 

Décideurs. Comment inverser cette tendance ?

Ph- J. S. La première des solutions serait de nous convertir à l’islam. C’est la thèse soutenue par Michel Houellebecq. Pour certains musulmans, c’est le monde occidental qui, en refusant de se convertir, provoque l’affrontement. Si nous nous convertissions, la paix serait établie. C’est pour eux un argument moral, mais nous refusons de voir ce côté du califat. Nous ne voyons en réalité que les assassins. Or c’est un élément qu’il faut prendre au sérieux pour comprendre la force de l’appel qui s’exerce sur certains musulmans. La deuxième solution rhétorique consisterait à persuader ceux qui pourraient être séduits par l’appel du califat en défendant nos valeurs. Ce que nous n’arrivons pas à faire. Cette absence de réponse donne encore plus de valeur ou d’effroi à l’appel à la conversion lancé par le califat. Nous ne faisons par ailleurs aucun effort pour essayer de comprendre la culture arabo-musulmane. Celle-ci se fonde très souvent sur des traditions coraniques fonctionnant sur l’analogie, la métaphore et un usage hyperbolique des images. Nous y voyons une sorte d’excès oriental, alors qu’il s’agit simplement d’un autre mode de raisonnement. Pour tenter de comprendre et de contrer les arguments du califat, nous devrions adapter la formulation de nos arguments à la manière dont il raisonne. Mais nous en sommes incapables à l’heure actuelle.

 

Décideurs. Vous soutenez pourtant qu’il est « pitoyable », de vouloir offrir des valeurs de substitution à une « génération perdue »…

Ph- J. S. Lorsqu’on lit certains messages de jeunes partis rejoindre les troupes du califat, sur les réseaux sociaux, on remarque une tenue de langage, et une notion récurrente de fraternité. Ils sont remplis de joie par le simple fait de poser le pied sur la terre du califat parce qu’ils appartiennent désormais à une communauté marquée par l’égalité. Le califat parle souvent de l’amour des convertis les uns entre les autres. Des valeurs qu’on retrouve par exemple dans les récits des résistants lors de la Seconde Guerre mondiale. La France a toujours produit un contingent de jeunes prêts à se porter volontaires avec un idéal et un sentiment de communautarisme, de fraternité commune. Ceux qui partent rejoindre le califat ne sont ni des fous ni des malades mentaux. Ils ont simplement fait un choix dont ils doivent supporter toutes les conséquences. 

 

Décideurs. Les valeurs républicaines ne sont-elles plus suffisantes ?

Ph- J. S. Le problème des valeurs républicaines, c’est qu’on ne les connaît plus. Nous répétons le triptyque « Liberté, égalité, fraternité », sans peser ce qu’il signifie. Ce n’est plus qu’un slogan. Les mots sont vides de sens. Il y a un énorme effort à faire pour rétablir l’enseignement des valeurs républicaines. Nous devrions dès l’école enseigner le sens et l’histoire des grands textes républicains. Le califat de son côté, avec sa gigantesque médiathèque explique précisément chaque mot qu’il emploie.

 

Décideurs. Pourrions-nous envisager de discuter avec l’État islamique ?

Ph- J. S. On peut toujours parler à ses ennemis. Pour cela, il faudrait d’abord que les professionnels de la politique se rendent compte qu’il y a un créneau et qu’ils réussissent à faire la distinction entre l’ennemi à qui on parle et l’ennemi dont on veut se faire un ami. La diplomatie permet d’induire le doute. Lorsque des pourparlers s’engagent, des groupes de pression commencent à se former d’un côté comme de l’autre. Pour pouvoir discuter avec l’État islamique, nous ne devons pas rester focalisés sur les attentats. Le califat veut s’étendre au monde entier, ça fait peur, mais c’est loin d’être une situation inédite. C’était le but des États-Unis à leur fondation, ou de la France qui, à partir de la Convention voulait « républicaniser » l’univers. Nous voyons les dirigeants de l’État islamique comme des monstres sanguinaires, mais en réalité ce sont juste des hommes et des femmes politiques. Nous pouvons très bien discuter et les détruire en même temps, c’est ça la diplomatie.

 

Propos recueillis par Capucine Coquand

 

*Paroles armées, Éd Lemieux, 262 pages, 14 euros.

 

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