Gigantesque réservoir de gaz carbonique, les étendues glacées de Sibérie fondent, au point d’échapper progressivement à tout contrôle. Contenant assez de CO2, de méthane et de protoxyde d’azote pour influer significativement sur le climat, la fonte du permafrost n’a jamais été aussi préoccupante. Le projet Zimov vise à changer les choses.

Le permafrost, ou sol perpétuellement gelé des régions arctiques, aussi appelé pergélisol en français, est en train de fondre. Plusieurs comités scientifiques s’inquiètent de ce processus dont les conséquences pourraient avoir été largement sous-évaluées. Ainsi, des scientifiques de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et des chercheurs de Harvard estiment que les quantités de protoxyde d’azote, libérées par la fonte de la merzlota de l’hémisphère nord, seraient douze fois plus importantes que prévues. Le problème ? Ce gaz à effet de serre est 300 fois plus puissant que le dioxyde de carbone. Le protoxyde d’azote vient s’ajouter au CO2 et au méthane, résultant de la décomposition de matières organiques, piégées dans la glace, augmentant donc potentiellement la pression sur le climat et l’intensité de l’effet de serre. Est-il possible d’enrayer le processus ou de restaurer le biome sibérien pour éviter la catastrophe ?

Préserver le permafrost à tout prix ?

La prise de conscience en 2019 de l’amorce du processus de fonte du permafrost des îles arctiques canadiennes a marqué les esprits des chercheurs de l'université d'Alaska Fairbanks. Ce dégel inattendu n’était en effet pas prévu avant 2090 selon les modèles climatiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) : "Nous avons été sidérés en découvrant que le permafrost avait réagi aussi rapidement aux températures élevées de l'air" s’inquiète Louise Farquharson, chercheuse à l’université d’Alaska. Elle ajoute que "le permafrost est rempli de matières organiques et végétales. S'il se met à fondre, c'est comme si vous ouvriez la porte d'un congélateur géant. Les microbes vont dégrader ces matières et les transformer en CO2". À mesure que la température de l'air dans l'Arctique fait fondre le pergélisol, cette matière organique se décompose et libère son carbone dans l'atmosphère sous forme de CO2 ou de méthane. Elle pourrait représenter environ 1 700 milliards de tonnes de carbone, soit deux fois plus que n'en contient actuellement l'atmosphère. 

"Forer dans le pergélisol à plusieurs centaines de mètres, c’est prendre le risque de rencontrer ces virus inconnus, potentiellement dangereux pour l’homme"

Sanitairement parlant, la fonte du permafrost présente également une menace inédite. Certains virus ayant survécu plus de 30 000 ans, le dégel risque d’en libérer certains d’entre eux, emprisonnés dans la glace. Des spores d’anthrax vieilles de 70 ans s’étaient déjà dispersées de cette façon en 2016, après le dégel d’une carcasse de renne. Le principal risque identifié par les scientifiques est donc de devoir faire face à des virus tellement anciens, qu’ils nous sont inconnus. Pour ne rien arranger, le changement climatique rend les conditions de vie sibérienne peu à peu moins extrêmes. Par conséquent, l’exploitation minière de cette région riche en ressources minérales et en hydrocarbures, promet la création de mines à ciel ouvert, qui peuvent concerner un secteur de quatre kilomètres de diamètre et atteindre des profondeurs d’un kilomètre.

Or, forer dans le pergélisol à plusieurs centaines de mètres, c’est prendre le risque de rencontrer ces virus inconnus, potentiellement dangereux pour l’homme. Le professeur Jean-Michel Claverie, ancien directeur de recherche au CNRS et mondialement connu pour ses travaux sur les virus géants, avertit que même un forage à trente mètres de profondeur, équivaut à atteindre des couches géologiques vieilles de 30 000 ans, soit la disparition de l’homme de Néandertal. "Imaginons qu’il [Néandertal] ait été tué par un virus particulier. On sait désormais que les virus peuvent survivre au moins 30 000 ans. Sauf que les médecins actuels n’ont jamais vu le type d’infections auxquelles devait faire face Neandertal. Il y a là un véritable danger, qui reste toutefois difficile à évaluer", mentionne-t-il.

Le projet Zimov pour sauvegarder le biome sibérien

Le géophysicien russe Sergey Zimov et son fils Nikita Zimov, basés en Sibérie, sont les initiateurs d’un projet scientifique insolite, visant à réintroduire massivement des herbivores dans les steppes sibériennes pour préserver, voire reconstituer le permafrost russe. À la fin du Pléistocène, les steppes étaient parcourues par de nombreux animaux, pour un total d’en moyenne 10 tonnes de biomasse au kilomètre carré. Le début de l’ère géologique suivante, l’Holocène, a sonné le glas des grands mammifères, dont faisaient partie les mammouths. "Protection of Permafrost Soils from Thawing by Increasing Herbivore Density", une étude de Christian Beer, Nikita Zimov, Johan Olofsson, Philipp Porada et Sergey Zimov, souligne le dépeuplement des régions arctiques : "Aujourd'hui, on ne trouve plus que des rennes avec une densité inférieure à dix individus par kilomètre carré dans la plus grande partie de l'Arctique." 

"La température du permafrost restera inférieure à -4 degrés en moyenne après l'augmentation de la densité de la population d'herbivores"

L’idée est de recréer l’écosystème de l’ère glaciaire sur les zones couvertes par le permafrost, afin de restaurer l’environnement steppique, comme au Parc du Pléistocène à Cherskii, en Russie. Le parc, cofondé par Sergey Zimov en 1989, de plus de 2 000 hectares, fait office de terrain d’expérimentation. Maintenir une densité élevée de rennes, chevaux et bisons dans ces zones permettrait un compactage de la neige, foulée par les sabots des mammifères, et un meilleur refroidissement du pergélisol. En effet, si la neige permet de garder le sol des zones non pâturées à des températures avoisinant les -10 degrés en hiver, elle ne permet pas un refroidissement en profondeur de ce dernier. Très bon isolant thermique, la neige isole la terre du froid, d’ailleurs "tout le monde pense que la neige est froide, mais elle est en fait un excellent isolant : même s'il fait -40 degrés à la surface, sous la couche de neige, il peut faire 5 degrés" explique Sergey Zimov. Compacter cette dernière, par les allées et venues de grands herbivores, permettrait d’atténuer significativement cette caractéristique. De plus, en enlevant une partie de la neige pour chercher à manger, les animaux permettent au sol de s’aérer, l’exposent ainsi au froid arctique. L’étude estime que "la température du permafrost restera inférieure à -4 degrés en moyenne après l'augmentation de la densité de la population d'herbivores". La première phase achevée, les prédateurs naturels des herbivores seraient introduits dans le parc, parmi lesquels des loups, ours, lynx, et tigres de Sibérie.

Cependant, les Zimov n’ont pas convaincu l’ensemble de la communauté scientifique, certains objectant que cette idée ne s’applique qu’à une zone géographique relativement restreinte, et en tire des conclusions sans pouvoir s’appuyer sur des relevés de température à long terme du permafrost. De fait, il convient de rappeler que le parc ne couvre qu’une surface de 2 000 hectares, soit moins de 20 kilomètres carrés. À cette échelle, le projet n’aura aucun impact significatif dans la lutte contre le changement climatique. Conscient des limites du projet, le géophysicien affiche un positivisme certain : "Je ne dis pas que notre parc pourra résoudre le problème du réchauffement climatique – pas pendant ce siècle – mais sur le prochain millénaire, le Pleistocene Park ou un plus grand parc arctique pourraient permettre de réduire les émissions de carbone ".

Thomas Gutperle

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