À la fois maître chocolatier et artiste sculpteur, intuitif de génie et artisan rigoureux, Patrick Roger a créé, en vingt ans d’expression libre sur le marché de la haute chocolaterie, un univers à son image : hors norme. Rencontre avec un surdoué de la matière, inclassable et exigeant.

Sanglé dans son tablier à col bleu-blanc-rouge, campé devant deux blocs de chocolat de 120 kilos en attente d’être sculptés, bras croisés et sourire aux lèvres, Patrick Roger nous reçoit dans son atelier de Sceaux, à quelques kilomètres de Paris. Deux mille mètres carrés épurés à mi-chemin entre le laboratoire et la galerie d’art, avec établis en inox immaculés, œuvres géantes en mezzanine et vue sur le jardin potager. Un lieu à l’image de son propriétaire, inclassable et tout entier dédié à la création, au travail de la matière, à la confection.

Aux antipodes, en somme, de l’élégance sophistiquée de ses boutiques parisiennes, avec devantures vert émeraude, chocolats ciselés et vitrines aux mises en scène spectaculaires. Ici, on est dans le dur du métier. Au cœur de cet univers d’artisanat de haut vol, rigoureux et exigeant, où Patrick Roger, star des chocolatiers sacrée Meilleur Ouvrier de France en 2000 mais aussi artiste sculpteur reconnu et « paysan » à ses heures, règne en maître. Fermement ancré dans cette culture du travail et de l’excellence qui, plus que toute autre, le définit ; lui l’intuitif de génie plus porté sur la noblesse du geste que sur les coquetteries de langage.

Culture du travail

« On est dans l’économie réelle, ici », assène-t-il. Comprenez : dans le travail des produits et l’association des saveurs ; dans la confection annuelle de 120 tonnes de chocolats d’exception et, en période de fêtes de fin d’année, dans l’approvisionnement de 240 000 clients qui, « à chaque bouchée, vous évaluent et vous jugent ». D’où cette exigence d’excellence sans cesse renouvelée qui caractérise son travail tout au long du processus de fabrication. « Nous sélectionnons nos producteurs de chocolat comme le boulanger qui ne fait pas sa farine, explique-t-il. Nous ne fabriquons que le chocolat de couverture mais nous choisissons la matière. Au total, nous travaillons avec 200 fournisseurs et, pour chaque ingrédient, nous allons chercher le meilleur là où il est. » Les pistaches en Iran, les citrons en Sicile, le café en Éthiopie ou en Jamaïque et les amandes, dans ses propres champs de Perpignan ; « parce que je suis paysan aussi », rappelle celui pour qui, tout cela – la qualité sans faille, le succès et tout ce qui l’accompagne…  – « c’est d’abord une histoire d’hommes et de territoires ».

La sienne s’enracine dans une culture de l’effort et du travail bien fait. Celui, sévère et physique, sans horaires fixes ni récriminations tolérées, que des parents boulangers lui inculquent dès l’enfance. « Je viens d’un milieu où l’on est habitué  à fermer sa gueule et à respecter l’autorité », résume-t-il avant de reconnaître qu’aujourd’hui, c’est la sienne qui prévaut ; même si, sur son territoire de Sceaux, « c’est une dictature libre. Celle du goût ».

Sens de l’esthétique

Celui, audacieux et travaillé, du yuzu associé à la verveine, du caramel au citron vert ou de la ganache citronnelle métissée de menthe poivrée, mais aussi celui, simple et essentiel, du pain et du beurre, des amandes et du chocolat noir croqué debout devant son établi et, avant cela, du « Poulain » qu’il découvre lorsque, après les années subies du collège, il est « envoyé » en CAP pâtisserie et, de là, en chocolaterie où, explique-t-il, « la matière va (le) révéler ». Lui qui a traversé sa scolarité sans jamais dépasser le 4/20 en maths, se découvre un espace de liberté insoupçonné. « Là, se souvient-il,  je comprends que je vais pouvoir créer, bâtir ce que je veux, avoir ma propre écriture.» Pour celui qui se reconnaît « des aptitudes d’excellence et des tendances autistes », la révélation est inattendue ; presque brutale. Heureusement, il a déjà la capacité de travail et la résilience qui, associées à l’intuition du bon et au respect de l’autorité, vont lui permettre d’abord de tenir, puis de percer. Dès lors, les révélations s’enchaînent : la découverte des saveurs, celle des alliages, et celle du beau aussi. « J’avais le sens de l’esthétique sans le savoir », résume-t-il. Le don de faire sans les mots pour le dire. « Alors j’ai tout fait sans me poser de questions. »

Instinctif et rigoureux

« Tout », ce sera d’abord les années d’initiation. Celles passées chez Mauduit, un grand traiteur parisien où il découvre les horaires à rallonge, les rebuffades, l’apprentissage du métier à la dure – « parfois jusqu’à deux heures du matin, souvent jusqu’à 120 heures par semaine, se souvient Patrick Roger, qui reconnaît avoir traversé cette période en obéissant aux ordres et, « une fois encore, en fermant (sa) gueule » – et où, aussi, il réalise sa première sculpture en chocolat : un père Noël en puzzle pour Jean-Paul Gaultier auquel succéderont un décor de salle de concert pour Serge Gainsbourg, la reproduction d’une suite d’hôtel pour Karl Lagarfield, une tente de bédouins pour Nicolas Sarkozy…  

Ce sera ensuite un passage par l’armée puis les postes qui s’enchaînent, l’emmenant à sillonner les routes à moto, d’Arcachon à Monaco, d’Enghien à Barcelone. À travailler la nuit aussi, tout en affinant sa technique dans la cuisine de la maison familiale où, déjà, il fabrique ses chocolats et se construit un style et même un nom à coups d’alliances inédites identifiées « à l’instinct » et de discipline rigoureuse dans l’exécution. Lorsqu’en 1997 il entend parler d’un local à vendre - 27 mètres carrés de boutique et 18 d’atelier à Sceaux -, il n’a pas une hésitation. Pour conclure l’achat, la banque lui accorde un crédit. Il est remboursé en moins de trois mois. Trois ans plus tard, Patrick Roger est sacré Meilleur Ouvrier de France et, en 2003, il ouvre sa première boutique à Paris, boulevard Saint-Germain. Aujourd’hui, le maître des chocolatiers en compte neuf – toutes à Paris, «  où il existe une vraie culture du goût… » –  et peine encore à parler de réussite. Quant à l’expliquer, mieux vaut oublier.

Le beau et le bon

« Je suis à la fois instinctif et très discipliné, hyper-sensible et très rigoureux, reconnaît-t-il. J’ai l’œil sur tout… et  pour le reste, je n’explique rien. » Ni l’audace dans les associations de saveurs, ni l’inspiration débridée dans les créations, ni même le succès. À commencer par celui de ses sculptures. « Au départ, j’ai fait ça pour m’amuser », glisse-t-il.

"Je suis à la fois instinctif et très discipliné, hyper-sensible et très rigoureux".

Puis peu à peu, le passe-temps s’est changé en signature – celle de ces vitrines hors du commun où se succèdent gorilles aux allures de penseurs de Rodin, fauves grandeur nature et colonies de pingouins, intégralement réalisés en chocolat, puis en bronze…  – qui lui vaudront un numéro spécial de Connaissance des Arts et une réputation d’artiste établi qui s’étend aujourd’hui au-delà des frontières. Patrick Roger a beau répéter qu’il a « une culture du goût très simple », qu’il ne cherche pas « à faire différent », c’est comme ça, il a le don de la matière. Un instinct du beau et du bon qui, ajouté à une quête quasi-obsessionnelle de « l’excellence » et à cette endurance héritée de l’enfance, ont transformé le talent en phénomène et le galérien du collège en surdoué de la création. « Les études ne m’ont jamais intéressé, ce qui m’intéresse, c’est l’économie réelle, le concret de la matière, pas l’élitisme de la pensé, confirme-t-il.  Ce qui me motive c’est faire, créer… Je travaille tout le temps, c’est cela ma méthode. Et dans ce domaine, je ne connais pas de limite. » Pas plus qu’on ne lui connaît, dit-on, de concurrent. « C’est sans doute parce que je suis un peu hors cadre », avance l’intéressé avant de conclure « Il faut peut-être que je me calme… ». Pas sûr.  

Caroline Castets

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