En mars 2017, le parlement français adopte la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres afin de contraindre juridiquement les grandes entreprises à respecter les droits humains et ceux de l’environnement. La France lance ainsi le mouvement en Europe et dans le monde. Un sujet grandissant pour Philippe Portier, associé du cabinet Jeantet, qui nous dresse un premier bilan de cette loi et nous fait part des dernières évolutions en la matière.

DÉCIDEURS. La loi française sur le devoir de vigilance est entrée en vigueur il y a maintenant trois ans. Quel bilan en tirez-vous ?

Philipe Portier. Comme la loi Sapin 2, la loi sur le devoir de vigilance impose aux entreprises de nouvelles règles de conformité procédurale qui consistent à mettre en place un plan de vigilance afin d’identifier et de prévenir les risques d’atteinte à des droits fondamentaux tels que les droits de l’homme et à l’environnement. Mais ces règles substantielles ne sont pas très clairement définies, ce qui entraîne des difficultés dans leur mise en application. En tout état de cause, il y a là une nouvelle manifestation d’une approche très française et pas inintéressante : reprendre en hard law ce que les Anglo-Saxons considèrent relever de la soft law. On verra que l’Europe est en train de s’en inspirer. Un des bémols de l’approche retenue est qu’en France, on a moins peur des tribunaux que des gendarmes, comme l’AFA, par exemple en matière de corruption. Et, de fait, il n’y a pour le moment pas eu de condamnation d’entreprises au regard de la loi relative au devoir de vigilance malgré les diverses poursuites lancées par des ONG, ce qui rend le sujet plus théorique qu’il ne le devrait. Les actions en cours s’inscrivent d’ailleurs plus dans une logique d’injonction de publier les plans de vigilance – quand cela n’a pas été fait, ou mal – que des actions au fond. Pour ces raisons, je ne dirais pas que cette loi a pour l’instant eu un impact substantiel au sein des entreprises. Contrairement à la loi Sapin 2, son entrée en vigueur n’a pas été un "traumatisme" pour les grandes sociétés. Certaines ont toutefois compris – et anticipé – les enjeux afférents, particulièrement dans l’air du temps aujourd’hui quand la RSE et le capitalisme responsable mobilisent le gouvernement français et les instances européennes.

Y a-t-il un parallèle à faire avec la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ?

Nous sommes encore au stade d’une prise de conscience en matière de vigilance. Cela permet de sortir petit à petit d’une RSE de pure communication, incarnée par de "simples" déclarations de performance extrafinancière. En effet, la RSE est depuis vingt ans une "fausse responsabilité" en ce qu’elle n’a pas donné lieu à contentieux. La majorité des personnes qui traitent de RSE sont issues du secteur de la communication. Cela aurait pu basculer vers le domaine du droit si on avait développé en France un arsenal juridique plus poussé autour de la responsabilité des entreprises. De ce point de vue, la RSE n’a pas amené grand-chose si ce n’est de la communication et l’impression générale est – parfois à tort, mais souvent à raison - que de nombreuses entreprises se targuent d’être "engagées" sur le terrain sociétal alors qu’en réalité, peu de choses y sont réellement accomplies en la matière – sauf quand la loi l’exige spécifiquement.

La loi sur le devoir de vigilance inaugure une approche du sujet assez innovante, qui semble amorcer un virage : on se dirige doucement, au travers de l’obligation de "plans", que reprennent des pays comme l’Allemagne et peut-être les institutions européennes, vers un droit plus substantiel visant à imposer aux entreprises d’une certaine taille qu’elles identifient leurs risques sociétaux et expliquent ce qu’elles font pour les neutraliser. On assiste ainsi à l’émergence d’une approche en substance – et non plus en reporting – qui va probablement s’accélérer car la doxa normative contemporaine est uniforme : on ne peut plus donner aux questions de vigilance et de responsabilité sociale les mêmes réponses formelles qu’il y a une dizaine d’années. Il existe désormais pour les entreprises, dans la conduite de leurs activités internationales, un devoir d’assumer un engagement qui dépasse le simple respect formel de règles locales.

Comment envisagez-vous le futur des droits de l’homme en entreprise ? Et en matière d’environnement ?

Dans la logique du projet de loi allemand sur la responsabilisation de la supply chain, dès lors que l’environnement est touché, les droits de l’homme le sont aussi, et les deux finissent par se confondre. Cela paraît assez logique. Nous travaillons sur ces sujets chez Jeantet avec François Zimeray, associé du cabinet Zimeray & Finelle, ancien ambassadeur de France aux droits de l’homme, avec qui notre département éthique, intégrité & conformité est partenaire. La manière dont les entreprises doivent se positionner sur la problématique des droits de l’homme est quelque chose de nouveau. Il existe de longue date des recommandations, des normes, des traités… Mais cela reste plus ou moins de la soft law, ce qui conduit à une perception des droits de l’homme relevant du domaine de la morale, de l’éthique. Les droits de l’homme étaient auparavant catalogués dans la rubrique pro bono par les avocats. Mais avec le devoir de vigilance, c’est désormais un sujet de droit sanctionnable qui entre dans les entreprises.

Et quels sont les défauts de la loi sur le devoir de vigilance ?

Définir soi-même, comme le requiert la loi française actuelle, les normes (en termes de droits de l’homme, de droit du travail ou encore de l’environnement) au regard desquelles on sera tenu d’évaluer ses impacts est un exercice complexe. Les entreprises doivent ainsi travailler sur le socle de règles qu’elles vont elles-mêmes s’approprier. Mais entre flou du référentiel, sanctions perçues comme illusoires et projets alternatifs européens (le projet de directive proposant un socle de références a minima utilisables), la motivation est actuellement… moyenne : est-ce que cela vaut la peine d’investir dans une logique donnée si les obligations changent demain ?

"Nous sommes encore au stade d’une prise de conscience en matière de vigilance"

Ce qui sera commun, c’est qu’il faut faire preuve de pédagogie et d’adaptabilité : ce qui nous paraît naturel en France et en Europe ne l’est pas nécessairement ailleurs. Ce qui vaut pour une entreprise, un secteur, etc., ne vaut pas pour tous. Les risques sont différents et il faut trouver l’équilibre entre fair washing à bon compte (communiquer sur ce qui ne pose pas de difficultés en passant sous silence ce qui pourrait déranger) et tolérance zéro (au risque de perdre des marchés). Il est ainsi assez facile de trouver le bon seuil de tolérance en matière d’anticorruption, mais moins en ce qui concerne certains droits fondamentaux qui parfois sont ignorés dans certains pays. Comment rester compétitif (le devoir de vigilance demeurant à ce stade très français, et demain simplement européen) en promouvant des valeurs sans assise légale locale et variant d’une entreprise à l’autre ? On retombe là sur l’un des défauts majeurs de notre loi sur le devoir de vigilance…

De nombreuses entreprises continuent d’ignorer leurs obligations en matière de vigilance. Que risquent-elles ?

Elles peuvent s’exposer à une mise en demeure et peuvent également faire face à un risque médiatique important, tant en matière d’image que de réputation, et il ne faut pas négliger ce point. Le risque de responsabilité civile, qui suppose une chaîne de causalité complexe, est perçu comme faible, mais cela donne un levier important d’action pour les ONG dans la logique des procès orchestrés, à vocation plus médiatique que punitive. Il existe également, et peut-être surtout, un risque d’inversion de la charge de la preuve en cas de procédure pénale, comme cela est le cas avec le FCPA en matière d’anticorruption. En ce qui concerne la mise en place effective d’un plan de vigilance, il y a un risque important que, dans une procédure, ce ne soit plus à l’accusation de prouver la responsabilité ou complicité de l’entreprise, mais à cette dernière de prouver que, malgré l’absence de plan, elle n’a pas participé à une action répréhensible. Il n’existe pas encore d’exemple sur ce point, mais il faut rester prudent. Et demain, si le projet de directive du Parlement européen venait à prospérer dans la logique allemande, il y aura un risque de sanction par une agence dédiée, comme en matière d’anticorruption.

Après de longs mois de discussions, le Parlement européen a en effet adopté le 10 mars 2021 un texte relatif au devoir de diligence et responsabilité des entreprises. L’Europe a-t-elle pris exemple sur la France, premier pays de l’UE à se doter d’une loi sur le devoir de vigilance ?

Oui, clairement. La députée européenne de la France Insoumise, Manon Aubry, est à l’initiative de ce texte et a été largement suivie. Le projet de directive proposé au Parlement européen est totalement basé sur l’expérience française, avec néanmoins trois éléments substantiels différents. Le premier concerne l’effet de seuil : le texte français s’applique aux grandes entreprises comptant plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 dans le monde et la directive européenne prévoit d’étendre son champ à toutes les petites et moyennes entreprises cotées en Bourse, ainsi qu’aux petites et moyennes entreprises à haut risque, ce qui semble être difficilement applicable. 

"Contrairement à la loi Sapin 2, l'entrée en vigueur de la loi sur le devoir de vigilance n’a pas été un "traumatisme" pour les grandes sociétés"

Le deuxième point concerne la sanction par un "gendarme" chargé par chaque État membre de sanctionner les manquements. Dans cette logique, l’Allemagne a prévu la création d’une autorité de sanction dotée de moyens d’investigation dans sa loi nationale sur le contrôle de la supply chain, ce qui avait été refusé en France par le Conseil constitutionnel en 2017. Le troisième point sera, comme précédemment indiqué, une meilleure définition des normes à appliquer en matière de droits fondamentaux. Il existe des débats à l’échelle européenne, mais il semble y avoir un vrai consensus entre les États d’Europe occidentale. La Belgique, l’Espagne ou encore l’Allemagne y sont très favorables et comptent même avoir leur propre loi sur le sujet avant l’entrée en vigueur de la directive européenne. Les ONG craignent toutefois que cette directive se transforme en un nouveau processus de communication, si une convergence venait à être opérée avec le processus récemment engagé de normalisation des obligations déclaratives des entreprises en matière de "performance extra-financière".

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