Plus qu'un avocat, Philippe Cleach a également porté la casquette d'entrepreneur familial et celle de président d'un grand groupe de mode, chez Cerruti. C'est donc peu de dire qu'il connaît bien le monde des affaires. En première ligne face aux difficultés que ses clients peuvent rencontrer en cette période délicate, il nous fait part de sa riche expérience et de sa hauteur de vue sur le contexte économique actuel.

Décideurs. Outre votre statut d’avocat, vous bénéficiez d’une longue expérience en tant qu’entrepreneur et dirigeant de groupe à dimension internationale. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur votre parcours atypique?

Philippe Cleach. C’est vrai que cette double casquette conseil/entreprise est certainement ce qui traduit le mieux mon parcours professionnel. Je suis moi-même le produit de cette dualité puisque mon père, conseil juridique de formation devenu sénateur dans sa deuxième vie professionnelle, et ma mère, présidaient au destin de notre groupe familial présent dans l’exploitation de campings de luxe. Durant mon adolescence puis ma jeune vie d’adulte, j’ai donc passé beaucoup de temps au camping, non pas comme vacancier mais pour y travailler et contribuer au développement du groupe. Cela m’a notamment permis d’appréhender assez tôt les joies du M&A, ou de participer à l’informatisation de nos systèmes de gestion. Quelques années plus tard, alors que mon plus jeune frère souhaitait reprendre les rênes de l’entreprise, j’en ai profité pour virer à 190 degrés et devenir moi-même conseil juridique. 

Décideurs. Assez vite, vous vous retrouvez à travailler pour un grand groupe, n’est-ce pas?

Oui, c’est mon père qui m’a recommandé auprès de l’un de ses clients historiques alors que celui-ci n’était pas pleinement satisfait du travail de son successeur comme conseil. J’ai donc commencé par encadrer la tenue des assemblées générales de la filiale française du groupe avant de prendre du galon et de faire la rencontre de Nino Cerruti. Petit à petit s’est nouée une relation assez forte entre ce grand couturier et moi-même. Cela m’a permis non seulement d’élargir mon champ de responsabilités au sein du groupe, et surtout d’entrer au Conseil d’administration sur la demande de Nino Cerruti. Les années 1990 furent une période faste, de fort développement international, essentiellement basé sur un modèle de fabrication et vente des pièces à manches, de points de vente en franchise, de licences (parfums, accessoires, montres, lunettes, etc.), et d’intégration des fonctions industrielles.

Décideurs. Par la suite, vous avez quitté Cerruti pour mieux y revenir en tant que président et co-investisseur. Que retirez-vous de cette expérience?

En effet, le groupe Cerruti a été cédé une première fois au début des années 2000 au profit d’un acteur italien. Un an plus tard, je concevais ma propre proposition de rachat mais sans parvenir à un accord sur le prix. Puis, ce qui devait arriver arriva : la holding de tête du fabricant d’articles de mode s’est retrouvée sur-endettée et dans l’obligation de se séparer de l’actif. Ainsi, accompagné par un fonds de retournement anglo-saxon, j’ai pu revenir aux commandes de l’entreprise en 2006 tout en devenant actionnaire.

S’est ensuite engagée une période de plus de deux ans pendant laquelle j’ai présidé au destin du groupe. Vu l’état déplorable de Cerruti au moment de sa reprise, il a fallu se retrousser les manches et fournir un effort soutenu et de qualité pour redresser l’entreprise et lui redonner de sa superbe. C’est ce que nous avons réussi à faire. Malheureusement, sur fond de désaccord avec le fonds en question, non désireux de tenir ses engagements initiaux, j’ai dû quitter le navire une bonne fois pour toutes en 2009. Pour moi, cela reste une très belle expérience. Ce morceau de vie m’a surtout appris une chose essentielle : il est plus agréable d’avoir son petit chez-soi que d’occuper la grande demeure d’autrui.

Décideurs. Quelle a été la clé du retour en grâce de Cerruti lorsque vous avez repris les affaires en mains? 

Le chantier principal fut de redonner à Cerruti son âme malgré le départ de son illustre fondateur. Plus personne ne s’y retrouvait. La qualité de fabrication comme la personnalité des produits avaient disparu. Les dirigeants précédents avaient davantage axé le développement sur le support de la communication et d’une présence aux quatre coins du globe. Sauf que cette vision ne tient pas bien longtemps lorsque la promesse originale - qualité, personnalité, sobriété - n’est pas tenue.

Sur le plan opérationnel, la direction artistique a donc été revisitée pour remettre l’ADN Cerruti au coeur des activités. Aussi, nous avons dû apaiser les partenaires de distribution historiques auxquels nous avons demandé de nous accorder une année et de juger sur les résultats. Cela les a apparemment convaincus car après ces douze premiers mois, nos partenaires ont tous réinvesti dans la marque et permis de soutenir une forte croissance. 

Décideurs. Ces derniers mois, les entreprises ont bien sûr été sévèrement impactées par l’épidémie de Covid-19. Percevez-vous plus d’anxiété chez les entrepreneurs aujourd’hui qu’à l’occasion de précédentes crises?

Le pire caractère de la crise actuelle tient à l’incertitude qu’elle génère. Précédemment, les crises ont surtout résulté de facteurs politiques et économiques dont la maturité et la profondeur pouvaient être évaluées. Personne ne sait aujourd’hui si ces turbulences sont là pour rester ou s’il faut anticiper une reprise dynamique dans quelques semaines. Cela brouille naturellement tous les plans stratégiques décidés en haut lieu au sein des entreprises - en tout cas, la plupart d’entre elles. De plus, cette incertitude se double d’une crise de trésorerie qui a momentanément été contenue grâce à l’intervention de l’Etat et des dispositifs de PGE notamment. 

Propos recueillis par FS.    

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