L'incendie de Notre-Dame a généré une émotion planétaire. Alors qu'on a tout fait pour s'en affranchir, on ne supporte pas la perte du passé.

Depuis des jours, le pays bruissait d’attente contenue face aux premières mesures en provenance de l’Élysée qui, le soir même, devaient donner suite au grand débat ; le samedi suivant, les gilets jaunes promettaient un énième acte et appelaient à une mobilisation sans précédent et, dans les plus hautes sphères de l’État, la perspective des élections européennes achevait d’échauffer les esprits et d’attiser les tensions, poussant chaque camp à fourbir ses armes et contribuant à électriser un peu plus le climat. Et puis, peu avant 19h00 ce lundi 15 avril, les premières flammes apparaissaient en haut de Notre-Dame de Paris et le pays tout entier se figeait. Plongé dans un état de sidération face auquel, soudainement, les clivages – politiques, sociaux, religieux… – s’estompaient pour laisser place à une unité sans faille. Alors que les 400 sapeurs-pompiers mobilisés s’emploient à contenir l’incendie qui ravageait l’édifice, les réactions affluaient, unanimes. Toutes, de Jean-Luc Mélenchon à Laurent Wauquiez, de Libé à La Croix, disant leur consternation.

Unanimité

Lorsque le président de la République en personne prend la parole face à la cathédrale qui brûle encore, c’est pour évoquer la portée symbolique de l’édifice, non seulement dans le passé du peuple français mais aussi dans son inconscient collectif. Cet élément de « notre histoire, notre littérature, notre imaginaire, » ce point d’ancrage d’une identité collective dans laquelle se mêlent le roman de Victor Hugo et le sacre de Napoléon, l’enterrement de Georges Pompidou et la Libération de Paris. Dès le lendemain, Emmanuel Macron s’engage à tout faire pour qu’en l’espace de cinq ans, la reconstruction de Notre-Dame soit achevée. Dans une allocution donnée de son bureau de l’Élysée, le chef de l’État revient sur ce temps de « pause » marqué par les Français. Cette parenthèse durant laquelle tous se sont rassemblés dans une même sidération, ont partagé une même tristesse. « Ce que nous avons vu cette nuit, c’est notre capacité à nous mobiliser et à nous unir, » déclare-t-il avant d’appeler à faire du drame une opportunité, celle de « changer cette catastrophe en occasion de retrouver le fil de notre histoire nationale, celui qui nous fait et nous unit ». Et dans lequel, estime Gilles Lipovetsky, sociologue spécialiste de l’hypermodernité, le rapport au passé et à tout ce qui le symbolise joue aujourd’hui un rôle déterminant.

Racines universelles

« Dans la société actuelle, à peu près tout suscite la défiance et l’antagonisme, explique-t-il. Chaque sujet offre des lectures différentes et l’hétérogénéité des points de vue a atteint un tel niveau que plus rien ne semble véritablement faire consensus. » Selon lui, deux sujets, seulement, échappent à cette logique de division : le foot et le patrimoine. « Le peuple ne se fédère et ne communie qu’autour de ces deux domaines », affirme le sociologue. C’est maigre, mais suffisant pour attester du fait que « l’idée de nation n’est pas morte ».  Mieux, qu’il existe, au-delà de la réalité d’une unité nationale, celle d’un caractère universel de certaines « racines patrimoniales ». Des lieux de symboles et d’ancrage qui, comme Notre-Dame de Paris et comme Palmyre, dont la destruction par l’État islamique, en 2016, avait bouleversé bien au-delà des frontières syriennes, suscitent un attachement qui transcende l’idée même de nation. Attachement qui explique que, dans les jours suivant l’incendie, les témoignages et les dons affluent du monde entier et que d’innombrables publications étrangères – Du New York Times au Guardian en passant par le Corriere della Sera – titrent sur la « tragédie », faisant de la perte des Français celle de l’humanité tout entière.

Paradoxe

« Aujourd’hui, l’atteinte au patrimoine mondial suscite une émotion planétaire » ? confirme Gilles Lipovetsky qui voit dans ce phénomène collectif un paradoxe de notre époque. "Alors qu'on a tout fait pour s'en affranchir, on ne supporte pas la perte du passé", explique-t-il. Autrefois, toutes les sociétés s’y référaient, toutes trouvaient leurs lois dans ce qui les précédait. Cette dépendance a été remplacée par un besoin de commémoration. »

"Alors qu'on a tout fait pour s'en affranchir, on ne supporte pas la perte du passé"

Un lien émotionnel d’autant plus fort que l’avenir devient flou… Ce qui est le cas aujourd’hui, dans une société aux fondamentaux bousculés par la menace populiste, les scandales au sein de l’Église, le péril écologique... « Dans un tel contexte, le besoin collectif de racines et d’ancrage s’intensifie, tout comme celui de beau, de grand et de durable, poursuit le sociologue. Maintenant que la société n’est plus régie par le passé, qu’elle fonctionne de plus en plus selon des logiques d’obsolescence, il existe une extrême valorisation de ce qui dure, ce qui est unique et non reproductible ;» D’où la consternation qui, bien au-delà des frontières du pays et de celles du catholicisme, rassemble face à la disparition d’œuvres séculaires et d’une charpente vieille de plus de 800 ans.

Caroline Castets

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