Alors que la lutte contre la corruption semble plus que jamais engagée, des interrogations subsistent sur la position de la France. Mal placée dans le classement OCDE des législations anticorruption, comment appréhende-t-elle le problème ? Pierre Laporte, avocat, ancien directeur juridique des groupes Areva et Alstom Grid et cogérant d’Ikarian, nous livre son analyse.

DÉCIDEURS. Que pensez-vous de Sapin 2 et plus globalement de la législation anticorruption en France ?

PIERRE LAPORTE. La gravité des faits reprochés aux dirigeants d’Alstom par le Department of Justice (DoJ) américain (avoir laissé prospérer de façon délibérée un système corruptif au sein du groupe) a provoqué une prise de conscience chez le gouvernement de l’époque. Sous la pression de nombreux professionnels du droit, ce dernier a donc adopté la loi Sapin  2, qui est inspirée des meilleurs standards internationaux, et a créé l’Agence française anticorruption (AFA). Ce dispositif oblige les dirigeants et les entreprises concernés, sous peine de sanctions, à prendre des mesures de prévention contre la corruption, notamment par rapport aux programmes de compliance qui ne doivent pas être de pures façades. Le référentiel anticorruption français forme un corpus cohérent et constitue donc un progrès incontestable.

Peut-on dire que la prise de conscience tardive en matière de corruption a fragilisé l’Europe et la France face aux États-Unis ? 

C’est indéniable. Beaucoup d’entreprises européennes ont été fragilisées par des pratiques commerciales que les autorités américaines ont réussi à appréhender dans le champ d’application de leurs lois et de leurs politiques de lutte contre la corruption. La société Siemens, l’un des leaders de l’énergie, de l’imagerie médicale et des télécommunications au moment où elle a été sanctionnée aux États-Unis et en Allemagne pour un montant cumulé de plus de 1 200 millions de dollars, a été l’une des premières à être touchées en 2008. Alcatel a suivi en 2010, puis Alstom en 2014. Certaines entreprises françaises et européennes n’ont pas pris la mesure du risque provenant des politiques américaines de lutte contre la corruption. Dans la plupart des entreprises, c’est un sujet dont on n’aime pas parler, alors qu’il s’agit d’un risque qui doit être appréhendé avec une approche de risk management. Pour avoir travaillé presque vingt ans dans des entreprises de culture américaine, dont huit chez GE, j’ai pu observer que les concurrents américains des entreprises européennes ne se privent pas d’utiliser ce levier contre leurs concurrents, soit à l’égard des clients soit en informant les autorités de ce qu’ils observent sur les marchés. Ce qui fragilise nos entreprises, ce sont leurs pratiques, leurs imprudences et leur impréparation face à un risque aujourd’hui bien connu.

Que pensez-vous de l’attitude des États-Unis et des lourdes sanctions financières qu’ils infligent aux entreprises étrangères?

Il convient de rappeler que la politique américaine de lutte contre la corruption est connue et publique depuis longtemps. Ce qui n’est pas acceptable, c’est que des enquêtes à la demande des autorités américaines puissent être diligentées sur le territoire national et réalisées par des cabinets de conseil hors de l’application des traités de coopération judiciaire internationale voire en violation des lois françaises, notamment de la loi de blocage*. Mais avant tout, il n’est pas raisonnable de notre part de ne pas avoir pris la mesure d’un risque pourtant très visible depuis une quinzaine d’années face à la politique agressive de certains pays en matière de lutte contre la corruption. C’est aussi surprenant de la part des législateurs et des gouvernements, dont certains ont tardé à comprendre l’ampleur du risque, tardé à réagir au niveau national et n’ont toujours pas pris les mesures nécessaires pour coordonner une politique européenne dans ce domaine. Inspirons-nous du dispositif mis en place en matière de droit de la concurrence par exemple, qui n’a rien à envier aux actions de la Federal Trade Commission.

Quelles sont les conséquences des sanctions sur les entreprises ?

Le coût pour les entreprises n’est pas seulement constitué par les sanctions financières. Les coûts de conseils et de déploiement d’un programme de compliance/conformité sont aussi très élevés. L’atteinte à l’image et à la réputation, tant à l’extérieur que vis-à-vis des équipes internes, peut également être très dommageable. Ces sanctions fragilisent les entreprises, les enquêtes internes très inquisitoriales qui leur sont imposées par les autorités américaines avant l’infliction des sanctions également. C’est un élément de perturbation considérable. On a pu l’observer dans le cas d’Alstom, on le vérifie aujourd’hui avec les enquêtes chez Airbus. Comment peut-on diriger un grand groupe et prendre de bonnes décisions quand, au même moment, pèse sur votre tête une épée de Damoclès qui peut vous envoyer en prison aux États-Unis ou en Angleterre ?

Certains parlent de « complot » : les entreprises françaises seraient beaucoup plus sanctionnées que d’autres par la justice américaine. Qu’en pensez-vous ? 

Je ne pense pas qu’il y ait eu, à proprement parler, de complot. Dans les dossiers où des entreprises françaises ont été sanctionnées, les pratiques condamnables étaient connues des dirigeants. C’est justement parce qu’ils ont ignoré un risque dont ils n’avaient pas saisi l’importance que les sanctions ont été plus élevées. Si l’on parle de complot, c’est que les méthodes employées par les autorités, notamment américaines, sont des méthodes policières combinées à des méthodes d’espionnage très musclées. Elles sont en effet identiques à celles utilisées pour lutter contre les mafias, tout simplement parce que les comportements de la délinquance en col blanc sont de même nature et obéissent aux mêmes ressorts. Ce qui évoque aussi le complot, c’est que le prononcé de sanctions très lourdes a souvent affaibli les entreprises françaises au point qu’elles deviennent la proie de leurs concurrents étrangers, souvent américains.

Cette situation affecte-t-elle les relations internationales ?

Bien sûr. Le fait que les États-Unis à travers le Department of Justice and the Securities and Exchange Commission infligent aux entreprises du monde entier, et aux françaises en particulier, des sanctions très élevées relève de la politique du gouvernement américain. C’est une politique délibérée. Il serait insensé de ne pas réagir. Les réactions en France et au niveau européen sont aujourd’hui très insuffisantes pour contrer cette politique. La récente déclaration du ministre Bruno Le Maire sur la nécessaire coordination européenne de la lutte contre la corruption montre qu’il a compris l’enjeu, mais ses moyens de réaction sont très faibles. Dans ce combat, le rapport de force n’est aujourd’hui clairement pas en faveur des Européens. Je ne vois pas d’éléments qui viendraient le renverser, sauf à mener une politique européenne concertée très volontariste, dont on connaît les aléas. Nos alliés militaires sont au même moment nos adversaires sur le terrain des stratégies économiques.


Propos recueillis par Marine Calvo

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