Confrontés à la baisse des rendements offerts par les obligations cotées, de nombreux investisseurs se sont dirigés vers la dette privée. Cet attrait est-il remis en cause par le choc économique provoqué par l’épidémie de Covid-19 ? Marlène Absi, directrice Générale déléguée d’Even Family Office, estime que la dette privée garde tout son intérêt, à condition d’être sélectif dans ses choix d’investissement.

Décideurs. Pourquoi la dette privée intéresse-t-elle autant les investisseurs ?

Marlène Absi. Ces dernières années, le contexte de taux très bas a pesé sur le rendement de plusieurs classes d’actifs dont la dette cotée. La dette privée offrait ainsi un couple rendement/risque souvent plus attractif que celui des obligations à haut rendement. Cette classe d’actifs a également bénéficié de la montée en puissance en France et en Europe du financement en direct des entreprises, jusqu’ici plus courant aux États-Unis. En parallèle, le nombre d’acteurs présents sur ce marché ainsi que les levées de fonds ont fortement augmenté. Enfin, le financement d’entreprises en direct reste plus concret pour des investisseurs en quête de sens. Ces derniers acceptent alors plus facilement une absence de liquidité.

Avant la crise provoquée par les conséquences de l’épidémie du Covid-19, on observait depuis plusieurs mois une détérioration de la protection des prêteurs avec une diminution des convenants. Cela a-t-il remis en cause l’intérêt que vous portiez à cette classe d’actifs ?

Quelle que soit la classe d’actifs, il se produit souvent le même phénomène en haut de cycle ou après plusieurs années de bonnes performances : les investisseurs prennent plus de risques pour une rentabilité moindre. Cette situation n’a pas réduit notre intérêt pour la dette privée. Nous devons cependant rester vigilants et stricts concernant les critères de sélection.

Quelles sont les conséquences de la crise du Coronavirus pour cette classe d’actifs ?

Au regard de la crise épidémique, une mauvaise sélection des entreprises ou des fonds d’investissement pourrait s’avérer problématique pour les investisseurs. De nombreux crédits sans convenants ont en effet été octroyés, avant la crise, à des sociétés aujourd’hui en incapacité de payer. Pour toutes ces raisons, nous privilégions les opérations avec covenant où l’entreprise est accompagnée d’un fonds de private equity. Ces derniers étant en capacité, si cela s’avérait nécessaire, d’apporter un soutien financier aux entreprises. Quoi qu’il en soit, nous verrons rapidement qui ont été les acteurs les moins regardants au cours des dernières années. Mais toute crise est porteuse d’opportunités. Nous devrions assister à une normalisation des niveaux de rémunération et de protection des créanciers dont les investisseurs pourront profiter. 

"Nous privilégions les opérations avec covenant où l’entreprise est accompagnée d’un fonds de private equity" 

Où sont les opportunités d’investissement ? Quelle typologie de dette a votre préférence ? La dette senior ? La mezzanine ? L’unitranche ?

Nous n’avons pas de préférence. Cet investissement doit toujours s’apprécier dans une analyse globale et en fonction du profil client. Concernant la dette privée, le risque est plus subtil que dans les investissements en equity. Le diable se cache dans les détails. Nous regardons toutefois principalement des opérations de dettes senior mais aussi certains acteurs spécialisés dans des opérations de dettes mezzanine, notamment dans le secteur de l’agroalimentaire avec Cerea Partners.

Sur quels critères sélectionnez-vous les fonds dans lesquels vos clients vont investir ?

Nous nous attachons surtout à vérifier la régularité de la performance. Celle-ci met en lumière la qualité des process d’investissement. Au cours des deux dernières années, les sociétés de gestion historiques ont bénéficié d’un vivier d’investissements qui a pu être renouvelé et ainsi déployer leurs encours sans céder à la pression concurrentielle sur les prix. Les perspectives de rendement seront à mon sens bien meilleures avec ces fonds. Outre la diversification géographique et sectorielle, la structuration des équipes doit aussi être analysée de près. Il me paraît sain que les sociétés de gestion séparent les équipe sourcing, chargées de négocier les deals et les équipes monitoring dont le rôle est de suivre l’activité des entreprises. Une telle organisation permet d’éviter une possible complaisance des équipes vis-à-vis des sociétés qu’ils ont sélectionnées.

Que les fonds aient un accès privilégié aux prêts dès leur émission est-il un élément déterminant pour vous ?

Bien sûr. Les meilleures sociétés de gestion sont celles en capacité de disposer des informations en amont, d’avoir un accès privilégié aux entreprises et de pouvoir se différencier des concurrents autrement que par le prix. La discipline d’investissement est également essentielle. Nous privilégions les sociétés de gestion qui se positionnent comme seul prêteur ou clairement majoritaire ce qui permet d’éliminer le risque de conflits d’intérêts entre prêteurs et permet un accès plus facile à l’information pendant la durée de vie du prêt.

"Le contexte actuel de choc économique devrait avoir un impact significatif sur les rendements délivrés par la dette privée" 

Au regard des montants levés, il semble difficile pour les sociétés de gestion d’augmenter leur deal flow sans baisser la qualité de leur investissement.

C’est pourquoi les investisseurs doivent comparer le nombre de deals effectués par la société de gestion et les dossiers qui sont effectivement présentés au comité d’investissement, puis finalement concrétisés. Certaines sociétés de gestion comme Alcentra n’ont pas hésité à resserrer leur sélection ces derniers années. Ils ont volontairement réalisé moins d’opérations pour maintenir leur qualité, refusant que les conditions d’investissement soient dégradées.

Le crédit privé n'est-il pas trop concentré dans des entreprises très cycliques, avec des profils de risque élevés ?

Les profils de risque des sociétés sont très chahutés dans le contexte actuel. Les entreprises jugées très résilientes jusqu’ici pourraient aussi être en difficulté. La réglementation des banques étant plus lourde, certaines entreprises préfèrent recourir à de la dette privée pour des raisons de rapidité et de flexibilité, et non uniquement pour des raisons financières. Les fonds d’investissement peuvent aussi être des interlocuteurs plus pertinents et compétents lorsqu’il s’agit de parler de leur activité. En terme de flexibilité et réactivité, parler à un fonds d’investissement est bien souvent un gain de temps majeur pour les chefs d’entreprise versus un pool bancaire.

Comment gérez-vous le risque de liquidité propre à cet investissement ?

Les fonds investis sur de la dette non cotée ont souvent un horizon d’investissement minimum, avec possibilité de prolongation. Nous nous fixons sur la durée maximale. Nos clients n’investissent sur cette classe d’actifs que leur poche de long terme. Plus le patrimoine est investi en actifs illiquides (private equity, immobilier), moins les positions de nos clients sur la dette privée seront importantes.

Quel est le rendement attendu ?

Ces dernières années, les rendements délivrés ont globalement été de 6 % à 8 % sur de la dette senior et entre 10 % et 12 % pour de la dette mezzanine, net de frais de gestion. Le contexte actuel de choc économique devrait toutefois avoir un impact significatif.

Propos recueillis par Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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