Les marchés, vivement secoués par la pandémie, laissent apparaître en filigrane de nouvelles tendances. Qu’en est-il du marché de l’art ? Mêlant investissement et plaisir, l’art comme actif n’a pas été délaissé, bien au contraire.

On peut dire que le combat a été rude ; fermeture des institutions, annulations en cascade des événements phares, des expositions, des foires d’art (la Fiac parmi tant d’autres), pour certains sans dates de report prévues. Mais contre toute attente, le marché de l’art a pu démontrer son dynamisme et sa capacité à s’adapter rapidement.

Investissement 3.0

Un acteur phare : Internet. Une floraison d’innovations en ligne a parsemé le marché, attirant alors de nombreux passionnés. Pour n’en citer qu’une, et non des moindres, la vente "One" de la maison de ventes aux enchères Christie’s. En réponse à l’annulation des grandes ventes de printemps, Christie’s a organisé le 10 juillet 2020 une vente mondiale et simultanée dans quatre grandes villes : Hongkong, Paris, Londres et New York. Cette vente, retranscrite en direct sur Internet, a totalisé en plus de quatre heures près de 421 millions de dollars. Les ventes en ligne des grandes maisons Christie’s, Sotheby’s et Phillips ont atteint 329,3 millions d’euros au premier semestre 2020, soit 436 % supérieur par rapport au premier semestre 2019. Ces ventes en ligne représentent 28,3 % du total des ventes au premier semestre 2020, contre seulement 1,2 % en 2019, d’après le rapport Hiscox 2020 sur le marché de l’art en ligne. Les œuvres d’art ont représenté la plus grande part de ces ventes. Même constat pour les galeries, la part de ventes en ligne d’œuvres d’art est passée de 10 % en2019 à 37 % au premier semestre 2020, d’après le rapport Art Basel et UBS, "The Impact of Covid-19 on the Gallery Sector". Symptomatique du Covid ou signes d’une mutation du marché ?

Deuxième option pour Patrick Ganansia, président fondateur du multi-family office Herez pour qui "le monde de l’art bascule un peu plus dans le digital".

L’invitation au voyage

Une aubaine pour ce marché très peu régulé. Pierre-Olivier Bernard, fondateur d’Opleo Avocats pense que "la digitalisation devrait permettre de renforcer la sécurité des transactions et une meilleure transparence". Elle permet également de démocratiser l’art et d’en faciliter l’accès auprès des collectionneurs hésitants dans l’âme. Internet est finalement une invitation à vivre "une autre forme de voyage" selon les mots de Patrick Ganansia, presque essentiel dans ce contexte de confinement.

Besoin générationnel

Mais ce canal suffira-t-il à l’avenir pour l’achat d’une œuvre d’art ? Pierre-Olivier Bernard en doute. Le digital ne sera jamais à la hauteur de la part d’émotionnel dans le rapport à l’œuvre, fondamentale et qui nécessite une rencontre. Si "la démarche peut être différente en fonction de l’objectif de l’acquéreur, plutôt orienté passion ou investissement", complète son associée Aude Chartier, ce sont les passionnés qui ont effectivement ce besoin de rencontrer l’œuvre physiquement, même si elle observe que "ce besoin peut aussi être générationnel". Arnaud Dubois, fondateur de la société de conseil en art Arnaud Dubois Associates, observe quant à lui au sein de sa clientèle une augmentation depuis quelques années de clients plus jeunes, souvent animés d’une quête de sens ; des amoureux d’art plus jeunes, de l’ère Internet, seraient alors tout à fait aptes à avoir le clic facile pour surenchérir et toucher du doigt leur passion.

Passion prudente

S’ils sont guidés par la passion, les collectionneurs (ou ceux en devenir) sont prudents sur Internet. Ils achètent plutôt les œuvres des artistes bénéficiant d’une cote sur le marché et tentent d’éviter les effets de mode. Vérifier le rapport de condition et le caractère authentique d’une œuvre avant d’enchérir peut amplement suffire lorsque l’on est familier avec le travail de l’artiste selon Patrick Ganansia. Ce dernier ajoute que "les collectionneurs se sont encore plus habitués à l’achat à distance". Propice à la situation puisqu’il facilite les transactions à distance, Internet va au-delà et affirme sa place d’intermédiaire incontournable pour réunir les intérêts d’un acheteur et d’un vendeur. Le marché est donc en pleine mutation.

L’art, un luxe ?

Pendant la crise, de nouvelles plateformes en ligne ont vu le jour. Il y a également eu "des regroupements et la mise à disposition, par de grandes galeries au profit de plus petites, de leurs propres plateformes", observe Pierre-Olivier Bernard. Mais cette solidarité exceptionnelle a "pour principal intérêt d’animer le marché", et le mystère reste entier sur le devenir de ces initiatives. Les stratégies animant le marché sont primordiales. Et les grandes maisons de vente, initiées par Sotheby’s particulièrement depuis son rachat en 2019 par l’homme d’affaires Patrick Drahi, vont jusqu’à calquer le modèle du luxe. L’expression "eBay de luxe" était alors apparue. Il faut de plus savoir que "le marché de l’art suit le schéma du luxe ; le haut de gamme est très recherché et les grandes signatures dans le luxe comme dans l’art restent très prisées" d’après les mots de Patrick Ganansia. Art et luxe sont donc très liés. Ce qui ne va pas en faveur des petites structures ni des artistes moins connus et sans visibilité, dont les œuvres sont beaucoup moins sécurisantes pour un acheteur. Ces derniers ont donc été très éprouvés par la crise sanitaire. L’année 2020, un bon cru pour le marché de l’art ? Seulement en demi-teinte.

Fiscalité, l'art a la cote

Au-delà de nous transporter dans une autre dimension, l’investissement dans l’art est fiscalement très intéressant. L’acquisition peut bénéficier du taux réduit de TVA dans certaines circonstances. Concernant la fiscalité de la plus-value réalisée, il faut choisir l’option la plus avantageuse entre deux régimes, soit 6,5 % sur le produit de vente, soit 36,2 % sur la plus-value mais avec abattement en fonction de la durée de détention. Les entreprises peuvent même défiscaliser, sous certaines conditions, les acquisitions leur permettant de soutenir les artistes, dans le cadre de la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat. De plus, régler les droits de succession avec une œuvre d’art est tout à fait possible par dation en paiement. Dernier point, l’œuvre d’art est un bien meuble qui peut faire l’objet d’une indivision, ce qui permet de minimiser le risque de la perte de valeur. Un bon moyen de diversifier son patrimoine aux côtés des placements traditionnels qui, en ces temps mouvementés, peuvent en décevoir plus d’un.

Retrouvez les points de vue de professionnels sur ce marché :

P. Ganansia (Herez) : "Le monde de l'art bascule un peu plus dans le digital"

P. O. Bernard et A. Chartier (Opleo Avocats) : "Le digital est une invitation à franchir la porte du marché de l’art"

A. Dubois (Arnaud Dubois Associates) : "Le marché de l’art a besoin de s’industrialiser davantage"

Dossier réalisé par Emilie Zana

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