Fini les salles de marché remplies de traders criant leurs ordres. Désormais, tout se passe en silence dans des sous-sols remplis de serveurs. Bienvenue dans le trading haute fréquence.
Quand vous aurez fini de lire cette phrase, un ordinateur aura eu le temps de lancer 50 000 ordres de Bourse. Sur le seul marché américain des actions, 2,5?milliards d’opérations sont réalisées chaque jour, soit plus de 100 000 messages par seconde. Or, le temps de réaction d’un être humain est de l’ordre de 200 millisecondes. Autrement dit, seuls des ordinateurs peuvent traiter un flux de signaux aussi important et continu.

0,02 dollar par transaction

Le trading haute fréquence représente déjà 70?% des échanges boursiers aux États-Unis et 43?% en Europe selon le dernier rapport de l’ESMA. Et si l’on prend en compte les grandes banques d’investissement qui commencent à se positionner, on atteint même les 50?% en Europe. Le phénomène est d’autant plus important que le marché de la finance ne cesse de grandir, offrant un terrain de jeu sans limite au trading 2.0. En 2014, le marché des dérivés s’élevait à plus de 700 000?milliards de dollars, soit dix fois le produit intérieur brut mondial.

Les traders ont été remplacés par des mathématiciens. Des matheux purs et durs que l’on s’arrache pour générer des algorithmes. Résultat, plus d’humains directement aux commandes et des logiciels dirigés par des algorithmes qui font la pluie et le bon temps. Dans le trading haute fréquence, les gains par opération sont minimes, de l’ordre de 0,02 dollar en moyenne. Pour faire de l’argent, les sociétés spécialisées mises donc sur le volume : répétées des centaines de milliers de fois, les opérations finissent par rapporter gros. Sachant qu’une société peut réaliser cent millions de transactions par jour, son gain potentiel est de 20 000?dollars. Le tout en s’appuyant sur une quinzaine de personnes seulement.

Des pratiques limites

Dès son apparition en 2008, le trading haute fréquence a suscité de vives critiques. La première d’entre elles a été d’éloigner un peu plus la finance de l’économie réelle. Pour un cadre d’une banque d’investissement anglo-saxonne, ce débat n’a pas lieu d’être : «?Le trading traditionnel n’a pas plus d’intérêt dans l’économie réelle que le trading à haute fréquence. La concurrence a seulement permis de rendre les pratiques plus performantes.?» Autre argument avancé : la concurrence déloyale entre ceux disposant de logiciels surpuissants et ceux qui doivent se contenter de leurs cerveaux. «?C’est n’importe quoi, quand on dispose d’un avantage d’information, on en profite. C’est le principe même de la finance, poursuit le banquier. Comme par hasard, ceux qui balancent le plus sont ceux qui n’ont pas réussi à prendre le wagon en marche.?» Il est vrai que les premières attaques contre cette nouvelle forme de trading sont venues de financiers se sentant dépassés par les événements. Ceux que le marché appelle désormais les «?escargots?». «?L’essor du trading haute fréquence a également des avantages, nuance David Masullo, chef des ventes EMEA chez Bloomberg Tradebook. Cela entraîne un resserrement des spreads et une abondance de liquidité.?»

Pour autant, s’il est difficile de reprocher à des sociétés d’innover pour prendre une position dominante, l’utilisation de ces logiciels conduit parfois à des pratiques qui flirtent avec la légalité. L’une d’entre elles s’intitule le quote stuffing. Le principe : submerger la cotation d’ordres complètement inutiles afin de ralentir la concurrence, contrainte d’analyser ces milliers d’ordres. Dans une activité où chaque milliseconde compte, cette pratique peut apporter un avantage déterminant. Bien sûr, aussitôt les ordres passés, ils seront annulés par le système. Ainsi, un ordre sur deux a une durée de vie de moins de 0,2 seconde et seulement 5?% d’entre eux seront finalement validés.

En passant un grand nombre d’opérations en très peu de temps, ces sociétés ont la possibilité de manipuler les cours. C’est ce que les financiers appellent le layering. Si une société souhaite vendre une action à un cours le plus élevé possible, elle va placer une série d’ordres d’achat jusqu’à un palier prédéterminé, créant ainsi des couches (layers en anglais) d’ordres. Une fois ce montant atteint, la société vend massivement et annule tous les ordres d’achat restants qu’elle avait placés. Cette pratique consiste donc tout simplement à créer une bulle virtuelle en créant de la fausse information.

« Flash crash?»


Des manipulations de cours qui peuvent mal finir. Le 6 mai 2010 a eu lieu le premier «?flash crash?». En quelques minutes, les cours de Bourse américains perdent 10?%. Celui de Procter & Gamble, société la plus touchée, s’effondre même de 30?%. Au total, des millions d’euros de perte. Les petits actionnaires ont bien sûr été les plus touchés. Disposant de peu d’informations, ils ont tous vendu à perte. Et comme la finance est un jeu à somme nulle, il y a forcément eu un vainqueur. Les analystes pensent dans un premier temps à un mouvement de panique lié à la crise de la dette grecque, mais ils se rendent très vite compte que ce krach boursier a été provoqué par un seul homme. Celui-ci a vendu, grâce à un logiciel, 62 000 contrats sur des produits dérivés du S&P 500, soit 3,5?milliards de dollars en quelques secondes.

Ses ordres de vente artificiels étaient équivalents à l’ensemble des ordres d’achat de tous les intervenants. Nettement suffisant pour créer une asymétrie d’informations. Les autres logiciels ont mal interprété cette donnée, provoquant alors un effet boule de neige. Depuis, plus de catastrophes aussi notables. «?Les logiciels se sont adaptés. Ce type de pratique de la part de concurrents a été intégré. Cela ne se reproduira pas?», jure le banquier. En attendant, des «?bugs?» d’une moindre ampleur continuent de défrayer la chronique. En 2012, Knight Capital a perdu 440?millions de dollars en trente minutes suite à une erreur opérée par l’un de ses logiciels. Au bord de la faillite, la société est rachetée quelques mois plus tard par Getco, un concurrent, pour 1,4?milliard de dollars.

Des régulateurs impuissants

Face à de telles pratiques, les régulateurs semblent impuissants. Tout simplement car ils n’ont pas toujours les moyens d’analyser les données. Certaines opérations se font si rapidement qu’elles n’ont pas le temps d’être enregistrées par les instances de régulation. Résultat, dans le trading haute fréquence, les punitions sont rares et les arrestations concernent surtout des collaborateurs soupçonnés d’avoir volé des données ou des algorithmes à leur société pour rejoindre la concurrence ou monter leur société.

Pour autant, les législateurs souhaitent encadrer ces pratiques pour ne pas assister à une concurrence déloyale. La position de l’Autorité des marchés financiers (AMF) va dans dans ce sens : «?Si nous ne pouvons pas interdire cette pratique en France – cela n’aurait pas de sens dans des marchés globalisés –, nous voulons renforcer son encadrement au niveau européen et mondial?», indique Gérard Rameix, son président. De bonnes intentions qui manquent encore de traductions concrètes.

Pour le moment, seule la loi de séparation et de régulation des activités bancaires oblige les traders à haute fréquence à informer l’AMF de l’utilisation d’algorithmes. «?Un texte européen (directive MIF 2) va bientôt encadrer davantage ce type d’activité, indique Gérard Rameix. Des standards techniques sont également en cours de rédaction du côté de l’ESMA [Autorité européenne des marchés financiers].?» Les acteurs du marché se félicitent de ces avancées, même minimes. Pour David Masullo, «?l’introduction de standards de management et de contrôles des algorithmes de trading est une évolution bienvenue?». En attendant, l’AMF tente de lutter avec ses armes. C’est d’ailleurs l’un des régulateurs européens qui investit le plus dans la surveillance de ce secteur. «?Nous avons plusieurs enquêtes en cours sur de possibles manipulations de cours?», précise Gérard Rameix.

En quête de reconnaissance

Pendant longtemps, les acteurs du trading haute fréquence ont profité de ce manque de régulation pour jouer dans l’ombre. Leur nombre exact est encore incertain. Au niveau mondial, on en recense actuellement une vingtaine. Sur les marchés boursiers européens les plus actives sont Optiver, Jump trading et Flow Traders. Mais fortes de leur succès, ces sociétés souhaitent gagner en visibilité et en légitimité. Ainsi, Virtu Financial, l’un des leaders du marché, souhaite faire son entrée en Bourse. Après avoir reporté l’an dernier cette opération, la société compte retenter l’expérience dans les mois à venir.

Preuve de l’engouement du marché pour ce secteur, Virtu Financial devrait être valorisée 2,6?milliards de dollars alors qu’elle a réalisé un chiffre d’affaires de seulement 723?millions de dollars en 2014. Mais les informations fournies par la société aux autorités américaines dans le cadre de son introduction en Bourse permettent de comprendre l’engouement des investisseurs : depuis 2010, Virtu Financial n’a subi qu’un jour de pertes. Et en 2014, elle a réalisé un résultat net de 191?millions de dollars, soit 27?% de son chiffre d’affaires.

Des millions pour quelques millisecondes

Si ouvrir leurs comptes financiers ne leur fait plus peur, les acteurs du marché continuent à être très discrets sur leur mode de fonctionnement. Dans la finance 2.0, la technologie est le nerf de la guerre. Les algorithmes, ces formules magiques qui permettent ici aux ordinateurs de lancer les ordres, ont une valeur de plusieurs millions d’euros.

Et dans cette bataille qui se joue à la micro-seconde, l’intelligence du logiciel ne suffit plus. Une société de trading haute fréquence étant connectée en moyenne à une dizaine de Bourses et plates-formes de négociation pour tirer parti des écarts qui peuvent exister entre les cours des actions, ces entreprises investissent également massivement dans le hardware. Toutes disposent de serveurs derniers cris et d’un réseau de communication personnalisé. Pour gagner en rapidité, elles se livrent ainsi une bataille acharnée dans les réseaux de télécommunication. L’opérateur Hibernia Networks a ainsi pu financer un projet de 300?millions de dollars pour déposer 4 600 kilomètres de fibres optiques entre les États-Unis et l’Europe. Cette nouvelle installation permettra à ses utilisateurs de gagner… trois millisecondes par transaction. Entre les Bourses de Londres et Francfort, la connexion se fait en ondes hertziennes. Circulant dans l’air, cette technologie est 30?% plus rapide que la fibre optique. Mais ces réseaux de micro-ondes nécessitent de nombreux points de relais. En janvier 2013, Jump Trading n’a ainsi pas hésité à acheter en Belgique un vieux pylône de 243 mètres de haut pour cinq millions d’euros. Dans ce domaine, la concurrence est telle que de nombreux acteurs mentionnent des pratiques douteuses, telles que des antennes plus grandes qu’autorisées ou des relais posés sans autorisation…

Si l’échelle de temps a changé, la vitesse de l’information a toujours été cruciale en finance. Dans son livre 6/5 (Zones sensibles, 2014), Alexandre Laumonier en donne un exemple frappant. En 1815, grâce à ses pigeons voyageurs, l’homme d’affaires Nathan Rothschild est prévenu avant tout le monde que Napoléon vient de perdre la guerre. Il fait alors courir le bruit d’une victoire de la France. Le prix des titres de la dette britannique s’effondre. Il en profite pour en acheter en masse. Il les revendra quelques jours plus tard à haut prix.

Cette course à la vitesse pourrait bien au final ralentir l’essor du trading haute fréquence. «?Étant donné l’importance des coûts pour rester dans la compétition, la proportion de trading haute fréquence dans les marchés financiers devrait diminuer au cours des prochains mois. En fait, cette tendance pourrait déjà s’être enclenchée?», prévient Sviatoslav Rosov, analyste capital markets policy au sein du CFA Institute.

V.P.

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