Le cabinet Bougartchev Moyne Associés revient sur les axes de la nouvelle loi contre la fraude fiscale adoptée le 23 octobre 2018 et sur sa vision de la justice négociée en France.

Décideurs. La loi contre la fraude fiscale prévoit un assouplissement du « verrou de Bercy ». Pour quelles raisons ? Quelles en seront les conséquences pratiques ? 
La lutte contre l’évasion fiscale est une préoccupation constante des pouvoirs publics depuis de nombreuses années. Cette loi renforce les moyens de combattre la fraude fiscale, sociale et douanière tout en prévoyant un arsenal de sanctions. Elle assouplit en outre le verrou de Bercy dont le principe – dérogatoire au droit commun puisque réservant un monopole des poursuites pénales en la matière à l’administration fiscale – et le manque de transparence étaient souvent critiqués. Pour mémoire, l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales prévoyait que des poursuites pénales engagées par le ministère public pour fraude fiscale devaient être précédées d’une plainte de l’administration fiscale sur avis conforme de la Commission des Infractions Fiscales (CIF). Madame Éliane Houlette, 
Procureur national financier, s’était, comme d’autres, exprimée sur le verrou de Bercy en critiquant ce mécanisme, synonyme d’« obstacle théorique, constitutionnel et républicain » aux poursuites. Désormais, il y aura transmission directe du dossier du fraudeur présumé au Parquet dans deux cas : lorsque les droits éludés seront d’un montant égal ou supérieur à 100 000 euros et que des majorations de 40 %, 80 % et 100 % seront encourues. Par ailleurs, le seuil de dénonciation automatique est ramené à 50 000 euros pour ces mêmes majorations, lorsque le contribuable est soumis aux obligations de déclaration auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Le verrou de Bercy demeure pour 
le surplus.
Le législateur nous apporte ainsi la précision qui faisait défaut. En effet, les décisions rendues par le Conseil constitutionnel le 24 juin 2016 dans les affaires Cahuzac et Wildenstein déclarant le cumul des poursuites pénales et fiscales conforme au principe constitutionnel de nécessité des délits et des peines dans les « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt », ne soufflait mot du seuil de ceux-ci. La loi nouvelle règle donc la question en opérant au passage une distinction entre les personnes privées et celles ressortissant à la sphère publique. 

La justice négociée tranche avec celle de l’aveu ou du déni. Il nous appartient de l’intégrer dans nos stratégies de défense


En pratique l’assouplissement du verrou de Bercy changera-t-il réellement quelque chose ? 
Antérieurement à la loi du 23 octobre 2018, le Parquet avait déjà trouvé la parade au verrou de Bercy en ne poursuivant pas les faits d’évasion fiscale sous la qualification de fraude fiscale, de complicité de fraude fiscale ou de recel, mais sous celle de blanchiment de fraude fiscale. La raison de ce choix était simple : depuis l’arrêt Talmon du 20 février 2008, le blanchiment est une infraction autonome qui ne nécessite pas une plainte préalable de l’administration fiscale. Ce tour de passe-passe juridique aboutit in fine à sanctionner l’autoblanchiment. Pareille stratégie nous paraît attentatoire aux droits des justiciables, nonobstant le principe d’opportunité des poursuites, dès lors que les sanctions attachées aux infractions considérées ne sont pas identiques. Cet opportunisme des poursuites heurtait en outre le principe specialia generalibus derogant. Pour la fraude fiscale et la fraude fiscale aggravée, les amendes encourues étaient à l’origine respectivement de 37 500 euros et de 75 000 euros alors que celles encourues en matière de blanchiment et de blanchiment aggravé étaient et demeurent respectivement de 375 000 euros et de 750 000 euros, pouvant être portées à la moitié de la valeur des biens ou des fonds sur lesquels ont porté les opérations de blanchiment. Avec la loi du 14 mars 2012, l’amende sanctionnant la fraude fiscale est passée à 500 000 euros. Elle a été portée, par la loi du 30 décembre 2017, à 3 millions d’euros en cas de fraude fiscale aggravée. Désormais, ces sanctions pourront être portées au double du produit tiré de l’infraction. 
L’assouplissement du verrou de Bercy facilitera donc la lutte contre la fraude fiscale dont la répression est désormais similaire à celle du blanchiment. En dépit de ce qui précède, le risque de voir le Parquet national financier (PNF) continuer à poursuivre les faits sous la qualification générale de blanchiment et non sous celle spéciale de fraude fiscale, de complicité ou de recel demeure pour des raisons tenant notamment au point de départ de la prescription.   

Le premier rôle de l’avocat consiste à déterminer avec son client si les faits en cause sont ou non constitutifs des infractions poursuivies avant de définir avec lui la meilleure stratégie possible, qu’elle consiste à s’engager dans la voie de la négociation ou dans celle de la contestation de la prévention

Avec la mise en place d’une publicité plus large des sanctions, les dirigeants d’entreprise prendront-ils selon vous davantage conscience des risques importants qu’ils encourent ? 
La loi du 23 octobre 2018 alourdit encore l’arsenal répressif existant en imposant la publication des condamnations pénales pour fraude fiscale des personnes physiques et des personnes morales, là où cette publication n’était qu’une simple faculté pour le juge, de même qu’elle prévoit la publication des sanctions administratives appliquées aux seules personnes morales. Certes, par une décision spécialement motivée, la juridiction saisie pourra décider de ne pas ordonner ces mesures, en considération des circonstances tenant à l’infraction et à la personnalité de son auteur. Toutefois, si l’on raisonne par analogie avec la pratique de l’AMF qui ne l’accorde que très rarement en matière boursière, une dispense de publication sera délicate à obtenir. 

Que pensez-vous de l’élargissement de la CJIP à la fraude fiscale ? Estimez-vous qu’elle va devenir un instrument universellement applicable à tous les sujets ?
Nous sommes favorables à l’élargissement de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) à la fraude fiscale voire à l’ouverture de celle-ci à l’ensemble des infractions du droit pénal des affaires. Permettre de négocier une CJIP pour toutes ces infractions serait le pendant du principe d’opportunité des poursuites du Parquet qui est libre de donner n’importe quelle suite à sa saisine. La justice négociée tranche avec celle de l’aveu ou du déni. Il nous appartient de l’intégrer dans nos stratégies de défense. Conclure une CJIP n’est cependant pas un cadeau pour les entreprises qui peuvent être amenées à payer une amende astronomique – proportionnée aux avantages tirés des manquements, dans la limite de 30 % du chiffre d’affaires annuel moyen calculé sur les trois derniers exercices – soit une amende supérieure à celle qui serait requise si la procédure allait à son terme. Nous ne partageons donc pas l’analyse des détracteurs de la CJIP qui y voient une forme de favoritisme ! De plus, la possibilité de conclure une CJIP ne sera vraisemblablement pas proposée plusieurs fois à la même entreprise, la circulaire du 31 janvier 2018 précisant qu’au regard de ses antécédents, le recours à une CJIP sera exclu lorsqu’elle aura déjà bénéficié de ce mécanisme. Il demeure que, dès lors qu’elle n’entraîne pas de déclaration de culpabilité, d’inscription au casier judiciaire et limite les risques réputationnels encourus par l’entreprise dans le cadre d’un procès, il est, dans bien des cas, conseillé à la personne morale mise en cause d’envisager ce mode de résolution. Nous déplorons néanmoins que les personnes physiques demeurent à l’écart de celui-ci.
Enfin, nous vivons dans un monde global. Ainsi, lorsque les entités étrangères peuvent s’acquitter d’amendes devant leurs juges respectifs afin de conserver un casier judiciaire vierge favorisant leur activité internationale, il n’y a aucune raison de ne pas offrir un mécanisme analogue aux entreprises françaises. 

Continuer à clamer son innocence et faire juger celle-ci est et demeure un droit élémentaire

La justice négociée semble conquérir davantage la sphère pénale qui était jusqu’à présent plutôt hostile à des modes alternatifs de règlement des litiges. Quelle analyse faites-vous de ce phénomène ? 
La justice négociée est un mode de règlement moderne qui accélère le traitement des dossiers et permet au justiciable de se sortir rapidement d’une mauvaise passe tout en garantissant à l’État le recouvrement des amendes et à la partie civile une indemnisation. À cet égard, l’élargissement des modes alternatifs de règlement des litiges à la sphère pénale n’a rien de surprenant. Il était appelé de leurs vœux par de nombreux professionnels, dont nous faisons partie, depuis des années. Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que l’ouverture des poursuites pénales n’est pas, dans un État de droit, synonyme de condamnation automatique. Le premier rôle de l’avocat consiste à déterminer avec son client si les faits en cause sont ou non constitutifs des infractions poursuivies avant de définir avec lui la meilleure stratégie possible, qu’elle consiste à s’engager dans la voie de la négociation ou dans celle de la contestation de la prévention. Continuer à clamer son innocence et faire juger celle-ci est et demeure un droit élémentaire.
 

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