Des réseaux sociaux saturés d’images de réunions en visioconférence, des entreprises qui annoncent passer en télétravail intégral, des cadres parisiens qui déménagent à la campagne… La crise sanitaire a bouleversé la vision traditionnelle du "bureau". S’agit-il d’une réaction conjoncturelle ou d’une lame de fond ? Et que se joue-t-il du rapport à l’entreprise dans cette évolution ? Éléments de réponse.

Avec près d’un tiers des actifs en télétravail durant le confinement, selon une enquête Opinion Way-Square Management, la pandémie semble bien avoir sonné le glas du culte du présentiel. De l’avis de tous, ­l’expérience marquera durablement les esprits et le monde de l’entreprise. 85% des personnes qui ont télétravaillé pendant cette période voudraient ainsi poursuivre l’expérience, preuve pour la philosophe Julia de Funès "de l’impossibilité de revenir en arrière"

Flexibilité 

À la sortie de la crise sanitaire, les employeurs se trouvent donc confrontés à un enjeu de taille, celui d’être à la hauteur des aspirations nouvelles des collaborateurs, tout en déterminant la formule la plus adaptée aux besoins de ­l’entreprise. Et il va leur falloir faire preuve d’une certaine créativité. Pourquoi ne pas imaginer, comme le propose Guillaume Rabel- Suquet, DRH du groupe Manitou, des dispositifs "agiles et individualisés qui poseraient quelques jalons comme, par exemple, les mardis et jeudis " au bureau. Rien ne ­s’oppose non plus à envisager d’autres lieux que les seuls locaux de l’entreprise. C’est par exemple le choix fait par Aéroports de Paris. Hervé Wattecamps, DRH du groupe, explique ainsi que, "pour répondre à la problématique de ceux qui ne bénéficient pas des meilleures conditions matérielles", ADP a prévu "des lieux de coworking distincts des bureaux en tant que tels".

Flexibilité donc, liberté de choix surtout. L’expérience du confinement a en effet souligné l’importance du consentement au travail à distance. D’après une enquête Opinion Way pour Empreinte humaine de juin 2020, lorsqu’il est vécu comme une contrainte, le télétravail constitue une source de détresse psychologique pour 72% des personnes. Sans "tomber dans l’erreur de juger l’essence du télétravail à partir du confinement", il apparaît très clairement, pour Julia de Funès, que "l’imposition de l’autonomie relève du contre-sens à l’état pur".

Les experts des relations sociales regardent ainsi avec circonspection les groupes qui – à l’instar du constructeur automobile PSA ou des géants de la Silicon Valley Facebook et Twitter – ont annoncé basculer dans une politique de télétravail à 100 %. Xavier Chéreau, DRH du groupe PSA, a d’ores et déjà été contraint d’affiner le propos en précisant que la mesure ne s’appliquerait pas à l’ensemble des collaborateurs. Pour Bruno ­Mettling, l’ancien DRH d’Orange fondateur du groupe de conseil en ressources humaines Topics, il est inconcevable de basculer dans le télétravail à grande ampleur sans une réflexion entreprise par entreprise, en lien direct avec les représentants du personnel. "Face à un collectif de travail, on n’improvise pas", prévient-il. Il conseille de "poser un diagnostic détaillé pour s’adapter aux cultures, aux activités et aux enjeux". Et se méfier des annonces prématurées, qui donnent de l’espoir à certains et inquiètent les autres. D’autant que la démarche pourrait creuser des fossés entre les salariés de ­l’entreprise, entre les cols blancs, qui peuvent télétravailler, et les cols bleus, pour qui c’est impossible.

Moins se voir, mieux se voir

Il est vrai néanmoins que le ­travail à distance s’inscrit dans une dynamique globale. C’est ce qu’explique Jéromine Da Prat, consultante au sein du cabinet Julhiet Sterwen, relevant que cette évolution a conduit le salarié à "disposer de son indépendance grâce à la possession de son outil de production". Fanny Lederlin, auteur de l’essai Les dépossédés de l’open space, explique que les formes contemporaines du "néotravail" rendent compte d’une "tendance à l’individualisation du rapport au travail". Freelance, indépendant, ­auto-entrepreneur, et donc télétravailleur, constituent autant de manières de "travailler sans les autres", pour reprendre le titre de l’ouvrage de la sociologue Danièle Linhart. Une telle désocialisation coexiste avec une certaine dépersonnalisation de la relation au travail. Mais, paradoxalement, poussée à son extrême, elle conduit à redonner au "bureau" ses lettres de noblesse.

"Le fait de se voir moins nourrit la ferveur du collectif"

En effet, là où le présentéisme avait tendance à éroder le sens du collectif, une présence au bureau repensée et réajustée le revalorise au contraire. D’autant que, comme le relève Julia de Funès "le fait de se voir moins nourrit la ferveur du collectif". Les moments avec les autres, puisque choisis, ne sont plus vécus comme une source de contrainte mais deviennent "désirés voire désirables". Mathilde le Coz, directrice des talents et de la transformation RH de Mazars, se fait l’écho de cette analyse. Elle explique que le confinement a conduit à se demander ­­ "Pourquoi venir au bureau ? Et pourquoi est-ce qu’il a manqué ?". Elle considère que l’espace de ­travail est désormais perçu comme devant "apporter de la valeur". À l’avenir, les salariés s’y rendront "pour cocréer et innover". Fanny Lederlin la rejoint dans ce constat. S’il est vrai que le télétravail "nous prémunit du risque d’être dérangé, contredit, ralenti", remarque-t-elle, il nous prive surtout du "risque d’être enrichi, conforté, aiguillé". Bruno Mettling résume pour sa part qu’ "il ne faut pas confondre productivité à court terme et à long terme". Si le télétravail peut permettre d’être productifs "l’innovation et la créativité ne s’améliorent pas avec la distance".

Il conviendra ainsi, dans les prochains mois, de se souvenir que "c’est précisément dans le ‘dérangement’ des autres que réside le sel de la vie, et accessoirement celui du travail", conclut Fanny Lederlin. C’est qu’il ne faut pas laisser ­l’entreprise s’appauvrir en limitant la richesse de la communication interpersonnelle. Car, avertit Jéromine Da Prat, "l’un des risques de la collaboration à distance réside dans l’hyperformalisation des échanges". À tout écrire par mail, à être déconnecté des échanges dans les couloirs, à ne plus être au courant des rumeurs, "les collaborateurs se sentent comme des robots" et l’organisation se prive de ces "zones grises informelles" qui permettent de dire vraiment les choses et qui fondent la culture d’une organisation.

"L’innovation et la créativité ne s’améliorent pas avec la distance".

Nouvelle donne

Voilà des années que le monde de l’entreprise tente de moderniser ses pratiques managériales, de laisser la place à la confiance et même à la bienveillance, de ­diffuser une approche projet et un mode collaboratif. Il se pourrait bien que la crise sanitaire et le télétravail ait joué le rôle d’accélérateurs en la matière. De nombreux dirigeants ont vu dans la période un "révélateur de personnalités". Les managers autoritaires ont eu les plus grandes difficultés à accepter de ne pas voir comment s’occupaient leurs équipes, à ne pas vérifier leurs horaires. Alors quand il a fallu accepter que la productivité puisse baisser du fait des contraintes personnelles des collaborateurs… Le DRH de Sony Music France, Claude Monnier, résume ainsi la situation. En cédant à la tentation de l’hypercontrôle ou de l’agitation, "un certain style de management" a pu incarner à lui-seul le "maillon faible des entreprises"

Nombreuses sont les directions de ressources humaines qui, pendant le confinement, ont très rapidement déployé des modules de coaching, de formations à distance et différents outils personnalisés pour mettre à niveau des managers déboussolés et sommés de moderniser leur approche sans attendre. D’autant que la nécessaire attention portée à leur équipe était désormais alourdie d’une mission de santé au travail forte. Il leur a fallu apprendre sur le tas à détecter les signaux faibles et à identifier les personnes en difficulté ou en proie à une trop grande anxiété. Simultanément, il leur a été demandé de prendre en charge la création d’un lien social, de maintenir les habitudes d’équipe, de prendre des nouvelles, de recréer de l’informel là où la distance rigidifie les relations. Et ce challenge va se poursuivre dans les mois qui viennent. Mathilde le Coz le confirme. "Aujourd’hui c’est le manager qui va devoir porter cette capacité à créer du lien", et cette mission sera fondamentale d’après elle tant "le risque de désengagement est important". Bruno Mettling anticipe pour sa part une évolution vers un management du "delivery" : ce qui importera sera la prestation réalisée par le salarié, pas la façon dont il l’aura faite. Un positionnement qui requiert une forme de "lâcher prise". "Le contrat de travail fait classiquement référence à un lieu, un temps de travail, un responsable hiérarchique… Ces trois éléments deviennent moins essentiels, observe-t-il. Et c’est un énorme bouleversement qui doit conduire à reformuler le contrat social". 

Entre la redéfinition du lieu de travail, le centrage sur la culture de l’entreprise, l’évolution des pratiques managériales, c’est un bouleversement profond de l’ensemble de la relation entre employé et employeur qui se dessine. Un enjeu de taille qui doit conduire les dirigeants et les partenaires sociaux à un exercice salutaire de prise de recul.

Marie-Hélène Brissot, Marianne Fougère

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