Application de l’Accord de Paris, équilibre entre libertés individuelles et sécurité collective, protection de la démocratie… Ce sont, pour Laurent Fabius, trois enjeux d’actualité majeurs. Entretien avec le président du Conseil constitutionnel qui fut, en 2015, celui de la COP21.

Décideurs. Vous êtes à l’origine de l’Accord de Paris, qui est la croisée entre le politique, le juridique et le diplomatique. Quelles ont été les clés du succès ?

Laurent Fabius. C’était en décembre 2015. Effectivement, c’est un accord qui a réuni tous les pays du monde. Avec les règles de l’ONU, si un seul pays, même le plus petit, s’y était opposé, il n’y avait pas de texte. Il fallait réussir à aligner tous les pays sur un accord réel. Nous avons réussi pour trois raisons, ou plutôt, grâce à l’alignement entre trois planètes. La première est scientifique, technologique. Il faut se souvenir qu’il y a quelques années, quand on parlait du réchauffement climatique, beaucoup n’y croyaient pas ou considéraient que l’action humaine ne comptait pas. Aujourd’hui, le consensus sur la réalité du réchauffement climatique a eu lieu, grâce aux scientifiques. La deuxième planète est sociétale : les entreprises, les régions, les villes, les ONG, les citoyens, notamment les jeunes. C’était essentiel de l’avoir. La troisième planète était celle des gouvernements. Pas la plus facile : il fallait mettre d’accord la Chine, les États-Unis, l’Arabie saoudite, les petites îles, l’Europe, etc. Nous y sommes arrivés parce qu’à l’époque, le contexte international et multilatéral le permettait. On a beaucoup travaillé, en particulier avec les États-Unis d’Obama et la Chine. Le problème, c’est que ces trois planètes ne sont plus alignées de la même façon.

Le côté très fort de l’Accord est que des objectifs ont été fixés, clairs et compréhensibles par tous : pas plus de 1,5°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, l’obligation tous les cinq ans de déposer une contribution nationale revue à la hausse, les engagements financiers, la perspective à long terme. C’est très important : il n’est pas nécessaire de recommencer l’accord. Les obligations sont permanentes, ce qui permet aux COP futures de s’inscrire dans le cadre de cet accord. Malheureusement, si les planètes scientifiques et sociétales ont continué à progresser, les gouvernements n’ont pas tous été au rendez-vous. Le fait que Donald Trump ait dénoncé l’Accord de Paris a été très négatif, pas sur le sol américain, mais parce qu’il a donné un billet de sortie à tous les pays poussés par la pression diplomatique à signer un accord auquel ils n’étaient pas du tout favorables. La présidence Trump a été très négative, et le climat de mise en cause du multilatéralisme actuel n’aide pas non plus. L’Accord est un succès remarquable, mais son application n’est pas en ligne avec les engagements et les actions nécessaires. Il faut augmenter les efforts pour véritablement respecter le texte.

"L’Accord de Paris est un succès remarquable, mais son application n’est pas en ligne avec les engagements et les actions nécessaires"

Dans votre ouvrage Rouge carbone, paru en 2020, vous écrivez "les questions ou plutôt les réponses sont renvoyées à la COP26". Elle a eu lieu fin 2021. Qu’en avez-vous pensé ?

Il y a eu quelques avancées, mais insuffisantes. La première, sur la méthode d’application de l’Accord de Paris, a été définie. Il y a eu un engagement, mais tout est dans les détails, pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de financements pour le charbon (principal émetteur de CO2) à l’étranger. Mais il reste les financements internes, non pris en compte. Il y a eu un accord très important avant Glasgow sur le méthane. Il y a eu quelques améliorations, mais sur la question des financements des pays riches vers les pays pauvres, on n’a pas avancé, ni sur celle, absolument centrale, de la tarification du carbone – une nécessité pour le futur. Surtout, sur les engagements des différents pays via leurs contributions nationales, certains États ont avancé, mais beaucoup n’ont rien pris. Il y a eu des engagements à très long terme, 2050 ou plus tard, mais c’est trop lointain. Il reste un énorme travail devant nous. La COP27, qui aura lieu en Égypte, devrait permettre d’obtenir quelque chose sur le financement des pays en développement et sur la question des contributions nationales et de l’évaluation. L’évaluation doit être incontestable, sinon on tombe dans le greenwashing. La COP suivante sera aux Émirats arabes unis. C’est intéressant : le pays est à la fois riche, producteur de fossiles, et assez avancé sur la question des renouvelables. Le Giec nous dit qu’on a trois ans pour changer la donne. Je ne veux pas être pessimiste, mais il y a un effort plus important à faire que ce que nous avons fait jusqu’ici, et cela vaut pour tous les pays.

Que peut-on attendre du Pacte mondial pour l'environnement, qui avait justement vocation à intégrer des droits et devoirs pour les États et pour les entreprises ?

C’est une excellente idée, qui a été complètement sabordée. L’idée était de prendre de façon ambitieuse et réaliste les droits et devoirs pour les États, sociétés, entreprises. Nous avions mis au point une vingtaine de principes qui devaient être respectés par les États. Malheureusement, dans le jeu international, compte tenu du nombre important de pays réfractaires, les choses n’ont pas avancé. Il faut reprendre l’affaire d’une autre façon : par les juridictions. De plus en plus, elles considèrent que les engagements pris à Paris ont valeur de norme, ce qui n’était pas évident lorsqu’ils ont conclu l’Accord. Mais si le sujet avait été évident, de nombreux pays n’auraient peut-être pas signé l’Accord. Les Américains souhaitaient des obligations de moyens, pas de résultats. À l’époque, nous n’étions pas sûrs de la portée normative de l’accord. Mais petit à petit, le texte est devenu la norme internationale et nationale. Pas dans tous les pays, ni dans toutes les juridictions, mais je sens bien que l’environnement deviendra le contentieux du futur. On le voit déjà en France, aux Pays-Bas, en Allemagne. Certains gouvernements ont aussi repris eux-mêmes comme objectif l’accord de Paris, et c’est devenu une norme interne.

Le Conseil constitutionnel est-il plus souvent saisi de questions liées à l’environnement ?

Oui, nous avons eu quelques affaires. En France, il y a une charte de l’environnement, qui fait partie du bloc de constitutionnalité. Nous l’avons appliquée dans certaines affaires. Le Conseil d’État et la juridiction administrative ont également été saisis. Le contentieux se développe.

Pourrait-on enrichir la Constitution pour intégrer le risque climatique ?

Emmanuel Macron avait l’idée d’incorporer des définitions sur le climat dans la Constitution. J’ignore si l’idée sera reprise dans la période qui vient, mais s’il y avait des modifications constitutionnelles, j’imagine qu’elles auraient des conséquences juridiques. Une autre question va se poser : comment prendre en compte les générations futures ? La recette est prise en compte par la loi allemande. En France, jusqu’à présent, la notion n’est pas intégrée en tant que telle. Mais la question se posera. Si on prend de la hauteur, on s’aperçoit que de nombreux phénomènes majeurs ignorent les générations. Nous devons réfléchir à ce que sera le droit qui prendra en compte aujourd’hui et demain, pas seulement le national mais l’international, et qui aura une approche interdisciplinaire. Dans les années qui viennent, cette triple évolution pourrait avoir de l’incidence.

"On a dépensé, à juste titre, des milliers de milliards pour la pandémie. On ne dépense pas ces mêmes milliers de milliards pour l'environnement"

Pendant la crise sanitaire, les États ont adopté rapidement des mesures drastiques et inédites pour tenter de contenir le risque Covid. En matière d’environnement, les mesures sont moins rapides. Le risque climatique est-il encore perçu comme trop lointain ?

C’est une question fondamentale. Le Covid est un drame, mais moindre que celui que représente le réchauffement climatique si on ne parvient pas à l’endiguer. C’est un constat que nous devons faire. On a dépensé, à juste titre, des milliers de milliards pour la pandémie. On ne dépense pas ces mêmes milliers de milliards pour quelque chose qui est au moins aussi grave. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons. La première : dans le cas du Covid, la mort est juste derrière nous. Dans le cas du climat, nous ne réalisons pas que la mort est là, aussi proche. Il y a également le sujet du court-termisme des gouvernements. Puis le nationalisme, mais de ce point de vue-là, il faut raisonner pour le climat comme on a raisonné pour le Covid : s’il n’y a pas d’approche internationale, impossible d’arrêter le problème. Mettre un douanier à chaque frontière n’arrêtera pas le CO2. Pour le Covid, s’il n’y a pas une vaccination de tous les pays, sauf à clôturer totalement les échanges, il est impossible d’endiguer les contaminations. Mais avec le climat, on a l’impression que le problème est pour plus tard. C’est un climato-attentisme, qui prend des formes diverses. Certains font du climato-catastrophisme, qui incite à ne rien faire et à opter pour la résignation. Il y a aussi le climato-technologisme, qui pousse à penser que la technologie nous sauvera. Et la climato-myopie, qui n’invite pas à regarder ailleurs.

Au Conseil constitutionnel, vous avez eu à réfléchir sur la question sanitaire, avec le Covid, et avant, sur celle du terrorisme. Quelle a été la réflexion des Sages ?

Vous avez raison de faire le rapprochement entre les questions de terrorisme/sécurité et celles de santé. Dans les deux cas, le problème qui se pose est le même : celui de la conciliation entre des principes assez contraires. Dans le cas de la lutte contre le terrorisme, il faut protéger la sécurité d’un côté, et de l’autre, il faut protéger les libertés individuelles. Le rôle du Conseil, c’est de regarder si cette conciliation est équilibrée. Même impératif pour analyser les mesures prises pour lutter contre la pandémie.

En matière de terrorisme, de nombreuses décisions ont été prises, et la nécessité d’assurer la sécurité publique est évidente. Nous avons parfois censuré des mesures qui allaient trop loin, censuraient de façon trop importante la liberté. Pendant le Covid, certaines mesures, qui brident les libertés, ont pu être acceptées à la condition que dans le temps, elles soient limitées, mais aussi dans l’espace. Et à condition qu’il y ait véritablement un État d’urgence. Une décision très concrète : oui au pass sanitaire ou vaccinal, mais non à des décisions anticipées de rupture du contrat de travail en cas de non-présentation du pass. Si la ligne jaune a été franchie, nous censurons. Si nous considérons qu’il n’y a pas de disproportion, nous disons que la loi peut passer. Au Conseil constitutionnel, nous nous considérons d’abord comme le défenseur des libertés, qu’elles soient individuelles ou collectives.

"La démocratie, ce n’est pas seulement les élections. C’est aussi une série de libertés fondamentales, le principe de séparation des pouvoirs"

Les libertés constitutionnelles sont bien ancrées dans les démocraties, et pourtant, ces dernières années, elles ont pu être érodées. Quelles sont les protections pour l’État de droit ? Quels sont les renforcements envisageables pour qu’éradiquer la démocratie soit impossible ?

La question est réelle, hélas. À l’est de l’Europe, certains gouvernements ont adopté des positions qui font que la démocratie est une apparence. La démocratie, ce n’est pas seulement les élections. C’est aussi une série de libertés fondamentales, le principe de séparation des pouvoirs. Il faut veiller à ce que ces libertés ne soient pas grignotées. Dans les pays qui les grignotent, le processus est toujours le même. Le premier ennemi est la Cour constitutionnelle. Quand les Constitutions sont démocratiques, il faut qu’il y ait une institution qui, sans se substituer au législateur, veille au respect de la Constitution. Parfois, les gouvernements parviennent à les museler. Il faut que ces institutions soient respectées. Il y a une formule de Victor Hugo que j’aime beaucoup : "Souvent la foule trahit le peuple." J’y ai souvent pensé. Ces régimes utilisent la foule contre les intérêts du peuple, en utilisant souvent la technique référendaire. Le référendum a du mérite, mais son utilisation doit rester dans un cadre précis. Je crois que l’un des clignotants les plus décisifs est la liberté de la presse. Quand on arrache un bout de liberté, le reste vient souvent avec. Prenons l’exemple de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Si la Russie était une démocratie où règne la liberté, où les informations circulent, une telle attaque serait sans doute impossible.

La récente décision de la CJUE de conditionner les aides européennes au respect de l’État de droit pourrait-elle aider ?

Je l’espère. Il faut se demander : peut-on être membre d’un club sans en respecter les règles ? C’est transposable à l’UE. Si les États membres refusent d’appliquer le droit européen, cela ne fonctionne pas. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’identité constitutionnelle. En France, nous avons pris récemment une décision qui reconnaît que l’ordre juridique européen doit s’appliquer, mais qu’il y a aussi des domaines qui, sans être contraires à cet ordre, permettent de faire valoir l’identité française. Nous ne sommes pas des législateurs. Mais la Constitution, étymologiquement, c’est ce qui nous constitue. Les grands principes, qui sont ceux de la Constitution, doivent être respectés.

Aujourd’hui, peut-on réviser la Constitution par l’article 11 sur le référendum ?

Non, si on veut la réviser, il faut aller à l’article 89. Historiquement, l’article 11 a été utilisé par le général de Gaulle pour réviser la Constitution sur le sujet de l’élection du président de la République. À l’époque, il avait consulté le Conseil constitutionnel, qui lui avait déconseillé la manœuvre. De Gaulle a fait le contraire, mais n’est pas de Gaulle qui veut. Surtout, depuis, tous les juristes admettent la jurisprudence du Conseil : on utilise la procédure de l’article 89 pour réviser la Constitution.

Propos recueillis par Olivia Fuentes

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