Le concept de perte de chance est aujourd’hui bien connu. Le mécanisme permet ainsi de compléter les concepts de gain manqué et de perte subie. Cependant, la jurisprudence des cours d’appel suggère une application concrète du concept encore hétérogène. Au-delà de l’aléa des chiffres inhérents à toute projection (ce compris l’appréciation du gain manqué), c’est l’aléa de réalisation qui doit être apprécié au travers de la perte de chance au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Emmanuel Charrier, expert-comptable, François Shoukry : expert-comptable, Exco Paris ACE.

De récentes publications réalisées sous l’apanage de la cour d’appel de Paris1, de la Compagnie des experts-comptables de justice2 ou encore de l’Ordre des experts-comptables3, développent le concept de perte de chance4. Sur un plan pratique, la perte de chance peut se penser comme un manque à gagner (ou gain manqué) dont le principe est incertain. En effet, pour qu’un préjudice soit indemnisable, il convient qu’il soit lié au fait fautif (causalité), personnel à celui qui l’invoque, direct et certain5. Ce quatrième critère conduit à écarter les espérances par trop éventuelles en se concentrant sur les gains qui auraient dû se réaliser et qui ont été manqués. Le concept de perte de chance permet d’indemniser également le gain qui aurait pu se réaliser et on perçoit immédiatement que le caractère raisonnable et vraisemblable de cette possibilité conduit à quelque incertitude de quantification6.
L’univers médical est certainement celui qui connaît l’usage le plus rigoureux du concept. La fréquence des actes, leur standardisation, conduisent à l’existence de statistiques qui permettent d’estimer ou du moins d’encadrer une estimation de cette perte. La jurisprudence des juridictions du fond en cette matière est riche d’exemples qui suggèrent que tel diagnostic erroné a privé le patient d’accéder à un traitement qu’il aurait pu accepter et qui l’aurait probablement guéri, cascade d’hypothèses objet d’une analyse statistique sinon probabiliste : tel diagnostic entraîne dans telles proportions la proposition de tel traitement, que les patients acceptent dans telle proportion, et ce traitement conduit à la guérison dans telle proportion de cas7.
En common law, les problématiques de reconstitutions de carrières permettent également une telle rigueur lorsqu’un cadre, un entrepreneur est gravement accidenté et voit ainsi son avenir obscurci.
La matière devient paradoxalement plus floue dès que l’on traite de sujets d’entreprises.

La géométrie variable de la perte de chance en matière de préjudice économique

Il faut évidemment comprendre ce flou, dans la mesure où les activités empêchées qui auraient dû et pu générer des bénéfices pour l’entreprise victime, diffèrent toujours sensiblement d’une espèce à l’autre. Par ailleurs, les informations sont bien moins partagées qu’en matière de recherche médicale, et de ce fait la démarche statistique n’est guère applicable8. Il en résulte une certaine hétérogénéité des taux de perte de chance retenus, sinon des situations accueillies9. Il faut pourtant distinguer entre l’incertitude des flux futurs – inhérente à toute analyse de projection – et incertitude du projet, ce qui est le point clé d’attention de la Cour suprême en matière de perte de chance.
Pour autant, cette situation est paradoxale car le monde de l’entreprise est modelé depuis des décennies par la science économique10, et théoriciens et praticiens insistent sur la rationalité des décisions stratégiques et d’investissement. On en voit tout particulièrement les effets sur les marchés financiers, aujourd’hui mus par les modèles mathématiques bien plus que par les personnalités des acteurs ; mais cette rationalité est également nettement perceptible dès qu’interviennent des investisseurs financiers (hedge funds, fonds LBO…) dont les décisions s’expriment en VAN/NPV et business plans générateurs de free cash-flows bien drivés et quantifiés11.
De même, si la presse économique bruisse chaque jour d’épopées de dirigeants héroïques et seuls au monde, et dans le même temps de l’importance d’une psychologie de terrain dans le management et les négociations du quotidien, laissant à penser que la rationalité économique se raconte plus qu’elle ne se rencontre12, il demeure que nos entreprises sont aujourd’hui en prise avec ces modèles de la décision qui privilégient des critères quantifiés et documentés, permettant l’exercice de la raison et le déploiement d’une démarche d’objectivation des faits.

Tirer profit de la rationalité économique des décisions stratégiques des entreprises

C’est cette logique qui est à l’œuvre lorsqu’une entreprise s’interroge sur l’entrée dans un nouveau marché, la recherche puis le lancement d’un nouveau produit, l’acquisition d’une cible, la fermeture d’une branche d’activité, l’achat d’un brevet, la contractualisation d’un partenariat ou la mise en place d’un accord de distribution… Le responsable du projet est appelé à documenter son sujet : étude de marché, budget d’investissement, budget d’exploitation, plan d’action commerciale… Autant d’éléments de rationalisation de l’importance à accorder au projet. Puis ce projet, parfois plusieurs fois remis sur le métier et challengé entre autres par le contrôle de gestion, est discuté à un niveau hiérarchique appelé à arbitrer entre les activités selon les ressources disponibles, la rentabilité espérée, et les autres paramètres issus de la planification stratégique de l’entreprise.
C’est dans ce processus que se lit l’exercice de rationalité qui peut fonder une approche elle-même rationalisée de la perte de chance.
En effet, cette forte rationalité qui s’observe lorsque l’entreprise a à trancher des choix importants13 – investissements industriels, partenariats, fusion… – permet de dégager une méthodologie d’appréciation de la probabilité qu’un projet manqué aurait, ou non, été tenté, dès lors qu’il est un tant soit peu significatif (cf. encadré).
Ainsi, grâce à ces instruments gestionnaires et stratégiques supports méthodologiques des décisions d’importance, « agent[s] des coalitions » selon la formule d’un ancien DG de Péchiney15, peut-on estimer avec quelque rationalité la probabilité qu’une chance aurait été tentée, et qu’une perte de chance a ainsi été subie. 

Emmanuel Charrier, CFE, CrFA : expert-comptable, commissaire 
aux comptes, réviseur d’entreprises. Expert près la cour d’appel de Paris. Head of Forensics, Exco Paris ACE.
François Shoukry : expert-comptable, commissaire aux comptes. Directeur général délégué, en charge des activités EIP & Groupes, Exco Paris ACE.

1 Cf. Cour d’appel de Paris, fiche n° 4, « Comment réparer le préjudice économique résultant d’une perte de chance », http://www.ca-paris.justice.fr/art_pix/Fiches_Methodologies_Complet.pdf, oct. 2017
2 La compagnie prépare une étude en la matière, cf. O. Peronnet et P. Le Teuff, « L’encadrement de la méthodologie des expertises comptables et financières », Cahiers du chiffre et du droit, #4, 2017.
3 Cf. Académie ASTCF, « L’évaluation des préjudices économiques », cahier n° 34, 2017
4 Citons également les dossiers des Petites Affiches, « la perte de chance », dir. O. Sabard, 31 oct. 2013 puis « le préjudice économique », cour d’appel de Paris, 4 sept. 2017, et tout récemment J. Dumont, « la perte de chance, providence ou paresse dans l’évaluation du préjudice ? », Rev. Fr. de comptabilité, #516, 2018.
5 Cf. A. Pinna, La mesure du préjudice contractuel, LGDJ, 2007
6 étant précisé que pour la cour de cassation, la perte de chance se mesure à la probabilité qu’aurait eu hypothèse considérée de se réaliser.
7 Cf. par ex. H. Fabre, « Imputabilité médicale et causalité juridique – la théorie de la perte de chance », Revue Experts, #101, 2016.
8 C’est le principal obstacle à un développement du machine learning en matière de justice commerciale prédictive : sans données massives, pas de supervised learning et encore moins de unsupervised learning… (cf. C. O’Neil, Weapons of Math Destruction, Crown Publishing, 2016)
9 Les cas de jurisprudence de la décennie recensés dans les bases Jurisdata© et CAPP (Legifrance OpenAccess) révèlent des taux de 5 à 95 %, parfois des quantifications sans taux exprimé, et des éléments d’argumentations qui justifient essentiellement d’un « plus probable » ou d’un « moins probable ».
10 D. McKenzie et al., Do Economists Make Markets ? On the Performativity of Economics, Princeton U. Press, 2007 ; cet objectif était déjà posé par Weber en… 1904.
11 Cf. les classiques R. Brealey et S. Myers, Principes de gestion financière, Pearson, 2006, et Vernimmen et al., Corporate Finance – Theory and Practice, Wiley, 2011, J.M. Wooldridge, Introduction à l’économétrie, De Boeck, 2015. Cf. aussi M. Jensen et W. Meckling, “Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Cost, And Ownership Structure”, Journal of Financial Economics, 1976, 3 (4).
12 Mais même des sociologues en doutent : L.Bolstanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
13 Nous ne disons évidemment pas que managers et dirigeants d’entreprise incarnent l’homo economicus chers aux économistes, mais que les décisions d’importance (i.e. les décisions stratégiques) ont une forte rationalité, c.à.d. que l’analyse stratégique 
et financière a vocation à les fonder et à les expliquer. 
14 Ces deux temps sont souvent parallèles : A. Pezet, la décision d’investissement industriel, Economica, 2000.
15 M. Laparra, en préface de A. Pezet, op.cit. 

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