Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris revient sur la situation de la communauté musulmane de France. Prise en tenaille entre islamistes et extrême droite identitaire, elle demeure pourtant fidèle aux idées républicaines.

Chems-Eddine Hafiz vient de publier "N'en déplaise à certains, nous sommes les enfants de la République" aux éditions Calmann-Levy

Décideurs. En 2010, vous aviez publié l’essai De quoi Zemmour est devenu le nom. À cette époque, auriez-vous imaginé le polémiste se présenter à une élection présidentielle ?

Chems-Eddine Hafiz. Non, je n’imaginais pas Éric Zemmour en homme politique. Aujourd’hui encore, je ne le perçois pas comme un candidat ordinaire. Il y a une grosse dizaine d’années, c’était une personne qui bénéficiait d’une large audience dont il profitait pour tordre le cou à certains faits historiques, pas seulement sur l’islam, religion qu’il a toujours stigmatisée de manière calculée et délibérée. J’avais souhaité répondre point par point à son discours sur cette religion afin de montrer que les musulmans, dans leur immense majorité, s’inscrivent dans le champ républicain.

Quelles sont les principales contre-vérités qu’Éric Zemmour véhicule sur la religion musulmane ?

Il aime ressasser le raisonnement suivant : la France c’est liberté, égalité, fraternité tandis que l’islam c’est soumission, inégalité entre hommes et femmes ainsi que fraternité entre musulmans seulement. Radoter cette obsession n’en fait pas une vérité, loin de là.

Effectivement, l’islam comme toutes les religions monothéistes prône la soumission à Dieu. Mais cela concerne sa conscience et en aucun cas ses relations sociales. En somme, l’idée de soumission ne regarde que soi et ne doit pas pénétrer l’espace public. Du reste, étymologiquement, islam est lié à Salam soit paix. La soumission, d’un point de vue coranique est liée à une paix intérieure, à une relation transcendantale. 

Que répondre aux attaques concernant la fraternité réservée aux musulmans seulement et les inégalités hommes-femmes ?

Concernant la notion de fraternité, elle est présente dans la religion mais il est clairement affirmé que chaque être humain est une création de Dieu. Sur le sujet des relations hommes-femmes, lorsque la religion musulmane est apparue, la société arabe était extrêmement patriarcale et les femmes ne bénéficiaient ni d’autonomie ni de statut juridique. C’est le Coran qui a changé cela, en faisant de la femme un sujet de droit, en lui permettant de faire gérer de l’argent gagné par un tiers qui n’était pas un mari. Dans les premiers siècles de l’islam, les femmes avaient une place prépondérante. C’est peu connu et pourtant, de nombreux noms existent dès le Moyen Âge : Fatima de Samarkand, spécialiste des sciences coraniques, la professeure de médecine égyptienne Bent Essaigh, Fatima al-Fihriya, fondatrice de l’université de Fès, Sarah Al Halabiya, l’une des plus grandes poétesses de l’époque... Certaines ont même porté les armes telles que Asma Bint Yazid qui a combattu les Byzantins à Yarmouk ou encore Radia de Delhi. Ces femmes respectaient le Coran à la lettre, mais le texte a été dévoyé par des religieux ou des laïcs afin de réinstaurer un patriarcat que l’on peut qualifier de préislamique… C’est lui qui est décrié par Éric Zemmour aujourd’hui.

Puisque nous sommes dans la sémantique, j’aimerais également préciser que, littéralement, le terme Djihad signifie le fait de faire un effort sur soi-même, de se maîtriser en faisant preuve d’humilité et de recherche de l’excellence. Donc lorsque les islamistes ou l’extrême droite identitaire affirment que le djihad est consubstantiel à l’islam, ils tordent les textes une fois de plus. Nos ennemis sont rusés, malins et gagnent peu à peu les cœurs et les esprits.

"Internet est le principal vecteur de séparatisme et de radicalisme"

Aujourd’hui, êtes-vous en mesure de quantifier le nombre de musulmans radicaux dans l’Hexagone ?

D’après les sources du ministère de l’Intérieur, 500 000 personnes prient le vendredi dans les 2 500 mosquées de l’Hexagone et 60 d’entre elles posent des problèmes liés à la radicalité. C’est une infime minorité. La radicalisation vient plutôt de personnes qui ne pratiquent pas, ne possèdent pas vraiment de culture religieuse et se contentent de lecture et de vidéos sur Internet. Et sur ces "non-pratiquants", il est impossible de dresser un panorama statistique.

Ces personnes se radicalisent donc avant tout en ligne…

Oui, c’est une certitude. Internet est le principal vecteur de radicalisation et de séparatisme. Les islamistes possèdent des ressources intellectuelles, financières et médiatiques incroyables. Les fonds viennent d’ailleurs de pays que nous considérons comme amis… Concrètement, sur Google presque toutes les recherches liées à la pratique musulmane renvoient à des vidéos, des textes très bien écrits, très bien traduits, très bien viralisés. S’il s’agit d’un dévoiement du Coran au service d’un projet politique et séparatiste, un "novice" qui veut en savoir plus sera amené, via ses lectures, à croire qu’une femme doit être forcément voilée, que le séparatisme est la meilleure des solutions, que la religion doit s’imposer dans l’espace public…

Finalement, cette radicalisation donne du grain à moudre à Éric Zemmour. Et plus il tape sur l’islam, plus il incite les musulmans de France à se voir tels qu’ils sont dépeints. La communauté musulmane de France est donc coincée dans une tenaille identitaire qui fait courir un risque au pays. En somme, Éric Zemmour et les islamistes sont les deux faces d’une même pièce et se renforcent mutuellement.

"Éric Zemmour et les islamistes sont les deux faces d’une même pièce et se renforcent mutuellement"

Comment contrer ce type de discours ?

En revenant aux fondamentaux des préceptes coraniques et en affirmant que tous les versets et les hadiths parlent de paix, de bienveillance, d’égalité, de vivre ensemble et d’humilité. Ce combat contre une minorité organisée et offensive est nécessaire pour le bien de toute la société, y compris les musulmans qui sont les premières victimes. Sur la forme, il est primordial de réinvestir le Web, mais cela demande du temps, des moyens. Les islamistes peuvent traduire en excellent français des prêches de prédicateurs radicaux dans les 48 heures. De notre côté, nous ne disposons pas des moyens matériels et financiers pour traduire les poètes, philosophes ou intellectuels qui sont les voix de la raison et de la vraie religion.

La lutte contre l’islamisme est également politique. Où en sommes-nous sur ce sujet ?

Les choses se mettent en place progressivement depuis 2003, date de la création du CFCM (Conseil français du culte musulman) par Nicolas Sarkozy. Pour la première fois, tous les gestionnaires de lieux de culte ont pu se mettre autour d’une table et penser en termes « d’islam de France ». La deuxième date importante est celle du discours des Mureaux prononcé par Emmanuel Macron en octobre 2020. Il a donné lieu à deux innovations de taille. La première est "la loi confortant le respect des principes de la République". Promulguée en août 2021, elle contient des mesures concernant la neutralité du service publila lutte contre la haine en ligne, l’encadrement de l’instruction en famille, la transparence du financement des lieux de culte. La seconde est la charte des principes de l’islam de France signée en décembre 2021 par les huit fédérations de l’islam de France. Elle conditionne notamment le financement au respect de l’égalité hommes-femmes.

Trois fédérations qui ont refusé de signer la charte ont finalement apposé leur signature, sûrement pour continuer à peser au sein du CFCM. Il s’agit du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), du Millî Görüs ainsi que du mouvement Foi et Pratique, proche du mouvement Tabligh.

Propos recueillis par Pierre-Étienne Lorenceau et Lucas Jakubowicz

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