Dans le secteur des médias, les rivaux d'hier sont les alliés d'aujourd'hui. Au sein de Gravity, les grands groupes de presse (mais aussi des opérateurs télécoms et des e-commerçants) unissent leurs forces pour offrir aux annonceurs des cibles qualifiées, grâce à d'importantes banques de données. Un an après le lancement de cette initiative de la dernière chance face à Google et Facebook, quels en sont les premiers résultats ?

L’été dernier, en 2017, les dirigeants des groupes médias savent que le vent a tourné en leur défaveur. Alors que les principaux titres de presse espéraient voir gonfler leur audience - et donc leurs revenus publicitaires - grâce aux canaux de diffusion digitaux, la désillusion a été rude. Les nouveaux usages numériques ont consacré l’importance des moteurs de recherche et des réseaux sociaux, intermédiaires devenus essentiels dans la navigation des internautes. Résultat : Google et Facebook, les mastodontes de ces plateformes, ont autant capté l’attention des utilisateurs que les budgets des annonceurs. Au premier semestre 2018, ce duopole contribue ainsi à 92 % de la croissance du marché des investissements publicitaires en ligne.

Aux grands maux les grands remèdes

Un temps abasourdis par la remise en question de leurs modèles économiques traditionnels, les têtes pensantes des groupes de presse ont sonné le tocsin et mené la révolte contre ces ogres américains qui grignotent jusqu’aux plus petites miettes du gâteau publicitaire. Alors qu’ils devaient être des alliés du renouveau des médias, ils ont instauré de nouvelles règles du jeu, penchant toujours en leur faveur. Las, les patrons de presse ont enterré la hache de guerre pour se regrouper face à leurs nouveaux rivaux. Cécile Chambaudrie, directrice de la régie pub de Mondadori (Closer, Biba, Auto Plus, Sciences et vie…) décrit ce nouveau paradigme : « Les concurrents d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Il faut raisonner en fonction des intérêts de nos clients, quitte à régler certaines différences persistantes dans l’arrière-cuisine. La logique d’alliance présente plus d’opportunités que de risques. »

La plus importante alliance a été créée en juin 2017 et se nomme Gravity. Son but ? Rassembler les acteurs digitaux disposant de données personnelles pour maximiser les revenus publicitaires de ses adhérents. Ou comme le dirait Damien Bernet, directeur exécutif médias du groupe Altice : « Réunir les data pour mieux les monétiser ». Aujourd’hui, une centaine de médias (Les Échos, M6, Prisma Médias…), d’opérateurs télécoms (SFR-Altice, Orange) et d’e-commerçants (Fnac-Darty, Solocal…) sont unis dans ce cadre. Plus de 150 sites participent, au total, aux opérations de Gravity, qui comptabilise par ailleurs plus de 2 000 segments de ciblage pour les annonceurs. Alors que chaque société-membre met à disposition de l’alliance les données de son choix, les représentants du groupement affirment pouvoir, entre autres, cibler « chaque mois 300 000 parents ou jeunes parents », mais aussi « 300 000 personnes ayant déménagé récemment ou ayant le projet de déménager ». Autant d’opportunités commerciales alléchantes pour les sociétés répondant aux besoins de ces populations particulières. Les chiffres impressionnent et donnent la mesure de ce regroupement inédit sur le marché français.

Des arguments de poids qui se heurtent à un mur

Tous les ingrédients semblaient réunis pour un décollage fulgurant de Gravity. Et pourtant, la mainmise des mastodontes américains sur le marché publicitaire en ligne n’a pas disparu. Au contraire, au premier semestre 2018, les parts de marché du duopole ont atteint des sommets inédits. Ces acteurs captent 79 % des investissements publicitaires en ligne (contre 77 % un an plus tôt), et ce taux monte à 93 % sur mobile. Après douze mois d’existence et malgré cette déconvenue statistique, Gravity a connu quelques succès notoires. Fin 2017, les fondateurs de l’alliance ont ainsi eu le plaisir d’accueillir de nouveaux membres prestigieux dans leurs rangs comme NRJ Group ou la chaîne BeIN Sports. En février 2018, le groupement, en accueillant Orange dans ses rangs, a atteint le cap symbolique des 53 % de reach quotidien des internautes français. Cela revient à dire que plus de la moitié des Français connectés sont exposés chaque jour aux espaces publicitaires proposés par les différents alliés. C’est bien, mais ce n’est pas encore suffisant. Selon Fabien Magalon, directeur général de l’alliance Gravity interrogé par viuz.com, « les couvertures quotidiennes de Facebook et Google sont respectivement de 66 % et 75 % ». Facebook propose par ailleurs huit fois plus de segments de ciblage grâce aux nombreuses données collectées par son réseau social. Lorsque l’on sait que les plateformes d’achat des Gafa sont en outre simples et appréciées des agences et annonceurs, on s’imagine mal voir Gravity bousculer ces géants dans un avenir proche.

Et pourtant… Fabien Magalon l’affirme : « Nous pouvons être mieux-disants par rapport aux GAFA. » Damien Bernet surenchérit au moment d’évoquer les résultats futurs de l’alliance : « Dans les douze prochains mois, cette source de revenus doit poursuivre sa croissance pour l’ensemble des acteurs présents. » Après avoir donné satisfaction à l’audit réalisé par le Centre d’études des supports de publicité (CESP) en juin 2018, l’alliance mise sur les enjeux de brand safety des annonceurs pour grandir. Plusieurs scandales sont récemment venus ternir les réputations des Gafa, agglomérateurs de contenus sans véritable capacité de contrôle global sur les publications hébergées. Certains messages de marques ont été présentés dans des environnements néfastes pour l’image des enseignes. Des vidéos écœurantes sur Youtube, propriété de Google, pouvaient ainsi être interrompues par une annonce publicitaire sans lien avec le « gore ». De l’autre côté de l’échiquier digital, les membres de l’alliance Gravity sont tous des créateurs de contenus. Ce statut leur offre une maîtrise de leurs environnements publicitaires bien supérieure. Soucieuses de réduire leur dépendance aux Gafa, les marques vont-elles s’orienter vers cet ambitieux consortium aux environnements publicitaires sérieux ? La prise de position stratégique doit s’articuler avec les besoins immédiats en matière de communication. Les annonceurs, aussi attristés soient-ils du sort des médias français, ne vont pas leur confier des budgets de communication s’ils ne disposent pas de prestations rivalisant avec les références du marché. Un défi de taille pour des acteurs ne manquant pas d’imagination.

 

Thomas Bastin (@ThBastin)

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