Décideurs. Quels sont les ingrédients méconnus qui fondent le leadership?

Jean-Louis Beffa. L’hétérodoxie. Il faut être un hétérodoxe constructif et maîtrisé, ne pas suivre et être emprisonné par les règles classiques, anticiper de nouvelles solutions avant les autres. Il faut enrichir sans cesse sa pensée, par exemple auprès d’économistes sortant des sentiers battus. Ainsi ma découverte des «économistes de la régulation » a été riche de sens (beaucoup plus que les économistes néoclassiques) car ils intègrent et croient en l’entreprise avec son histoire et ses rapports sociaux. L’hétérodoxie, cela nous a permis aussi de déployer, au sein de Saint-Gobain, un système de dialogue avec les start-up des matériaux technologiques et de l’habitat, sur le modèle du secteur pharmaceutique. L’hétérodoxie, ce fut aussi d’aller rechercher, pour diriger la direction financière une personne venant des métiers industriels.

 

Décideurs. Qu’est-ce qui fait, selon vous, un leader?

J.-L.B. Pour moi, l’esprit d’anticipation est une caractéristique du leader. Le rôle du leader n’est pas de gérer le groupe, mais d’identifier avant ses concurrents les grands changements – technologiques, géostratégiques, économiques – et d’agir. Le leader anticipe par l’écoute et analyse à l’échelle de la planète. Le leader s’inspire du futur et du long terme, quand d’autres sont souvent dans le présent et responsables à court terme. Pour être un leader, il faut écouter en profondeur, et il est plus important d’aller à la rencontre de personnalités riches de clé de lecture originale, comme de grands économistes, que de seulement rencontrer chaque grand client. Il est décisif de voyager partout dans le monde pour comprendre les mutations qui s’opèrent au niveau des pays. Autre pierre angulaire du leadership, la confiance: il faut dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit. Pour cela, le leader doit être bien sûr sincère, mais aussi s’assurer que ses propos sont suivis d’effets, que l’entreprise colle dans son action aux propos tenus. Pour permettre cela, la communication est décisive. Elle ne doit pas être manipulatrice, mais honnête, claire et apporter de la cohérence. Il faut pouvoir expliquer pour convaincre.

 

Décideurs. Pour moderniser l’institution, quelles valeurs avez-vous insufflées à Saint-Gobain?

J.-L.B. Les deux valeurs et axes les plus importants que j’ai appuyés sont la culture internationale, tout d’abord, et la mise en valeur des jeunes. Ces axes sont fondamentaux car c’est le choix de la diversité, culturelle et générationnelle, mais aussi ce sont des axes de compétitivité et d’équilibre. Internet bouscule toutes les industries, y compris la nôtre. Cet arbitrage en faveur des jeunes a avant tout pour objectif de favoriser la mutation du groupe, notamment vers l’économie numérique. C’est l’un des principaux défis qu’ont aujourd’hui à relever les grands groupes et, à partir d’un certain âge, il est difficile d’anticiper tous les enjeux de cette nouvelle économie. Pour bâtir une culture alliant développement rapide et prudence, nous avons donné toute leur place aux jeunes leaders dans les directions de métiers, et équilibré cet apport d’énergie et d’expertise avec des profils plutôt plus senior aux directions de pays.

 

Décideurs. Comment organisiez-vous le recrutement de leaders?

J.-L. B. Il faut savoir recruter et organiser le trop-plein de hauts potentiels, au-delà des besoins de postes et du court terme. La tradition de Saint-Gobain a d’ailleurs toujours été celle-ci. Savoir organiser le trop-plein de leaders et haut potentiels permet de toujours disposer d’un réservoir de jeunes compétents, souvent multidiplômés, jugés et formés par l’expérience sur le terrain. Avoir un fort capital humain est fondamental: je consacrais un tiers de mon temps aux ressources humaines, matière stratégique, pour bien connaître les personnes. Ce «trop-plein de leader» ne vise pas à organiser une concurrence interne, mais à préparer l’avenir: c’est ce qui a permis notre croissance et mondialisation.

 

Décideurs. Quelle philosophie doit orchestrer les relations de travail, de collaboration?

J.-L.B. Je crois à la «convivialité tribale». Dans une entreprise, la philosophie de collaboration passe par cette notion, et celle « d’entrepreneurs solidaires». Le test fondamental est la réaction face à un échec: sanction ou solidarité? Être une équipe, c’est être ensemble dans les bons coups comme dans les coups durs. Il faut bâtir des relations de travail dans la durée, et assumer sa part de responsabilité dans un échec. Par exemple, il m’est arrivé de nommer un haut potentiel à un poste important. Il échoue. Est-ce lui qui a échoué ou moi, qui ai mal évalué son profil et son adéquation au poste? C’est avec cette philosophie que l’on bâtit des relations de confiance, et de long terme.

 

Décideurs. Le leader doit-il être un stratège?

J.-L. B. Il faut, oui, que le dirigeant pose des principes de gestion qui guident l’entreprise. Pour moi, c’était n’être que dans des métiers où nous pouvions être durablement leaders, ne pas être mono-métier (n’en déplaise aux marchés financiers), ne pas dépendre de la puissance publique ou de ses commandes. Quand on organise un groupe autour d’une famille de métiers, le leader doit lui donner de la cohérence. Le premier axe de cohérence que j’ai établi portait sur «les matériaux technologiques ». Puis l’axe de cohérence est devenu «l’habitat». Le leader doit aussi bâtir une relation de confiance dans la durée avec ses équipes, et leur faire partager cette vision. Il doit être le garant des équilibres: équilibre des investissements, des métiers avec leurs cycles, équilibres des opportunités géographiques… Le leadership, c’est aussi tenir compte des équilibres dans la chaîne de valeur entre clients et fournisseurs. Enfin, le leader donne le ton de la gouvernance. La stratégie ne se détermine pas seul. Elle est poursuivie en association profonde avec le conseil d’administration et les salariés. C’est ce que j’appelle la co-détermination, plutôt que la cogestion, notion de gouvernance différente dans l’organisation des pouvoirs.

 

Décideurs. Quels sont les défis des entreprises?

J.-L.B. Deux facteurs impactent aujourd’hui profondément la stratégie des entreprises: Internet et la Chine. Face à une économie digitale, de plus en plus «transactionnelle», ce qui compte aujourd’hui pour une entreprise, c’est de bâtir une relation profonde avec le client. Le client ne veut plus des produits, mais une relation qui lui fournit des solutions: pour pouvoir lui proposer ces solutions, mixant services, produits, financement, il faut une analyse fondée sur une relation intime et durable. Certains groupes sur Internet fondent intégralement l’analyse du client sur des data et modèles numériques, collectés online, mais l’homme me paraît incontournable pour donner du sens à la relation, guider cette relation en anticipant les besoins à long terme de l’autre. Plus que des produits, c’est cette relation intime que l’on vend. S’agissant de la révolution numérique de l’économie, je suis pour la création, au sein des entreprises, d’îlots composés de jeunes à qui seront délégués d’importants pouvoirs pour appréhender ces enjeux digitaux. S’agissant de la Chine, sa capacité de production à bas coûts et la profondeur de son marché intérieur en font un redoutable partenaire. Pour protéger le groupe, nous sommes sortis des métiers où la concurrence se faisait sur les seuls coûts salariaux (et énergétiques) et ne permettait pas d’être compétitif. Avec un ancrage local et régional, nos concurrents étaient alors surtout les champions locaux, alors que nous avions pour nous une dimension mondiale.

 

Décideurs. Le leadership d’une entreprise passe-t-il par son ancrage national ou sa mondialisation?

J.-L.B. Le lien entreprises-État est aussi fondamental. Ce ne sont plus seulement les entreprises qui sont en concurrence. Ce sont les États, et l’écosystème d’entreprises attachées. La concurrence entre les systèmes nationaux est frontale, et le contexte (réglementaire, fiscal, culturel…) qu’ils mettent en place pour favoriser leurs entreprises, asseoir leurs champions économiques, a une forte influence sur le succès ou l’échec de celles-ci dans la concurrence inter-entreprises. Aussi, il est fondamental d’avoir un système national État-entreprises uni et cohérent, ce qui fonde la compétitivité de l’Allemagne. En France, nous n’y sommes pas encore même si on tend à s’en approcher avec le «pacte de responsabilité». L’État et les entreprises doivent retrouver une relation de confiance, des rôles cohérents et complémentaires.

 

Décideurs. Quels sont les leaders politiques qui vous inspirent?

J.-L. B. En France, la révolution sociale-démocrate de l’actuel président de la République m’intéresse. François Hollande rompt avec une tradition socialiste française pourtant très ancrée. Par ailleurs, deux points intéressants m’ont marqué: en janvier dernier, Hollande a fait un discours typique d’un chef d’entreprise ayant à redresser une affaire, avec un objectif, des actions à six mois, et un plan à moyen terme à trois ans… C’est la façon dont raisonnent les chefs d’entreprise. Le deuxième aspect intéressant de sa politique est de laisser les partenaires sociaux se mettre d’accord entre eux. C’est le premier à le faire. Et cela a marché, sur la réforme de la «flexsécurité», la formation, le pacte de responsabilité, la réforme de l’Unedic… Auparavant, on allait chercher l’État pour trancher, en dernier ressort. Désormais, le gouvernement ne devrait que poser le cadre, en créant les conditions d’un dialogue social. À gauche, je n’aimais pas trop l’approche proche de l’Anglais Tony Blair des libéraux keynesianistes, comme Dominique Strauss-Kahn ou Laurent Fabius. Ils manquent à mes yeux d’intérêt pour l’industrie et le commerce extérieur. À droite, j’apprécie particulièrement l’approche d’Alain Juppé, qui a de la continuité et de la rigueur dans ses propos. C’est un homme d’État. Concernant Nicolas Sarkozy, je n’ai pas eu de contacts avec lui durant sa présidence. Toutefois, les hommes politiques et les chefs d’entreprise diffèrent souvent énormément: le responsable politique se pré- occupe de sa circonscription et du très court terme. Le chef d’entreprise doit se projeter à l’échelle européenne ou mondiale et avoir une vision à long terme. L’homme d’État ne devrait pas écouter chaque plainte, et poursuivre avec courage et continuité son action, pour n’être jugé qu’en fin de mandat.

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