Agitateur d’idées et casseur de codes depuis des décennies, Alain Afflelou n’est pas seulement le patron préféré des Français. C’est aussi l’inventeur de génie qui, à coups d’innovations techniques et de politiques prix agressives, aura réveillé le marché de l’optique, démocratisé son offre et réinventé ses règles. Rencontre avec une forte tête.

Oser. Quand on l’interroge sur la clé du succès, Alain Afflelou n’a pas une hésitation. « Il faut de l’audace. » « Pas de l’inconscience », mais une capacité à s’affranchir des figures imposées pour élargir le champ des possibles. À « identifier le risque, à en prendre la mesure et à oser », résume celui qui, de cet état d’esprit, a fait une marque de fabrique. Torpillant les codes de l’univers jusqu’alors corseté de l’optique à coups de tarifs agressifs et de slogans irrévérencieux, inventant des formules qui dopent les ventes et désacralisent l’achat, s’érigeant en porte-parole de sa marque en même temps qu’en directeur de sa R&D et, ce faisant, bousculant le secteur tout entier... Pour cela, il fallait de la détermination et une vision, certes, mais aussi un goût certain pour l’inconnu et une aptitude à y percevoir des opportunités là où d’autres y auraient d’abord vu des dangers. Il est comme ça Alain Afflelou : plus tenté par les territoires à défricher que par le pré carré à entretenir. Moins soucieux de sécurité qu’avide de nouveautés.

Au feeling

Comme celle que représentera, à la veille de l’indépendance algérienne, le départ précipité de toute sa famille pour la France et son arrivée à Marseille. Le déracinement, l’inconnu… Beaucoup en souffriront. Pas Alain Afflelou pour qui, déjà, « c’est la curiosité qui l’emporte ». Un an plus tard, nouveau déménagement. Pour Salon-de-Provence, d’abord, où il retrouve un peu du soleil d’Algérie , « la moitié de l’école était pied-noir, c’était la fête…». Avant que ne viennent Bordeaux et le lycée Montesquieu, la grande ville, l’anonymat et, rapidement, la décision de « monter à Paris » quoi qu’il arrive. « Tout ce qui m’importait, c’était de faire mes études là-bas, avoue-t-il. Je me moquais du métier que je ferais. » Ce sera l’optique. Les cours dispensés « juste en face du Parc Monceau », la collocation dans le petit pavillon du « 3 rue Rosalie », à Champigny, le train à vapeur pris tous les matins jusqu’à la « gare de la Bastille »… Alain Afflelou se souvient de tout. Comme de ces radios empruntées à son frère pour attester d’un tassement de la colonne vertébrale et échapper au service militaire, de ses cours d’audioprothésiste à la fac de médecine, puis de son retour à Bordeaux où, diplômé et jeune marié, en quête d’un emploi qui ne vient pas, il se voit contraint de réviser ses plans. « Comme je n’arrivais pas à me faire embaucher, j’ai décidé de m’installer, raconte-t-il. Je n’y connaissais rien, j’avais 23 ans… J’ai fait au feeling. Sans stratégie. » Et c’est ainsi, « à l’instinct », qu’il va bousculer le secteur dès son arrivée.

La stratégie du prix

Non seulement il expose ses lunettes, « ce que personne ne faisait à l’époque », mais il est aussi le premier opticien de Bordeaux à vendre des montures griffées. Dior, Cardin, Yves Saint Laurent… Tous les grands noms y passent, attirant dans la petite boutique avenue de la Libération une clientèle inespérée et justifiant rapidement à déménager Cour de l’Intendance, « la rue Saint-Honoré bordelaise », dans plus grand et plus chic. Un deuxième magasin est acheté, puis un troisième… et en 1978 survient l’idée qui va révolutionner le marché et transformer la belle affaire de province en géant de l’optique. « Je me dis à cette époque que parvenir à vendre moins cher serait un atout clé, explique-t-il. Je décide alors de m’orienter vers le discount en m’approvisionnant aux États-Unis. » Là-bas, il négocie avec les fabricants, obtient des prix et casse les siens, poussant l’audace jusqu’à mettre des montures Christian Dior en vitrine « avec 20 % de réduction. » Alain Afflelou vient de trouver son positionnement ; reste désormais à le faire savoir. Ce à quoi il va s’employer en bousculant une fois de plus la profession pour se lancer dans la publicité. Campagne d’affichage, culs de bus, presse… En quatre mois, il va inonder Bordeaux et dépenser 500 000 francs, « une année de bénéfices ! ». De quoi agacer mais, aussi, se faire un nom.

Révolution

«Je dérangeais tout le monde. On essayait de me boycotter, mais je faisais un carton» se souvient-il. Alors lorsque des confrères, toujours plus nombreux, cherchent à imiter ses méthodes, il leur propose de le rejoindre, créant ainsi le premier réseau de franchisés et faisant de son nom une marque que Jacques Séguéla se chargera quelques années plus tard d’ancrer dans la culture populaire avec son « On est fou d’Afflelou », qui deviendra une véritable signature.

"Je dérangeais tout le monde. On essayait de me boycotter, mais je faisais un carton"

La marque, les prix cassés, la franchise… Le business model Alain Afflelou est né. L’aventure peut commencer. Et, à partir des années 1990, celle-ci va s’accélérer. Le réseau, qui compte à présent une centaine de magasins, ne cesse de croître, les bureaux ont déménagé de Bordeaux à Paris mais au début de cette décennie l’enseigne ne fait toujours que du discount sur les montures. Pour celui qui, désormais, se met en scène dans ses propres publicités, avec décors grandioses en Namibie, au Mexique… et scénario grand spectacle, il faut aller plus loin. Mettre en avant l’expertise du technicien sans pour autant renoncer à l’argument du prix sur lequel la marque s’est bâtie. Pour concilier les deux attentes, Alain Afflelou va multiplier les audaces et, au cours des années qui suivront, révolutionner le marché de l’optique à coups de lancements inédits et de prix imbattables. Il y aura d’abord le contrat « lentilles liberté », un concept inédit de lentilles en location avec correction évolutive pour s’adapter à la vue qui, très vite, permettra à la marque de s’arroger 9 % du marché de la contactologie. Puis, l’invention du verre progressif à 1 200 francs, « prix maximum », celle du verre indestructible et, fin 1994, la première offre « packagée » avec « la forty », un coffret de quatre paires de lunettes proposées au prix de 390 francs… Du jamais vu. 

« Gonflé »

« On a toujours joué sur les prix, explique-t-il. Cette fois l’idée était d’aller encore plus loin en créant le Bic de la lunette avec cette offre de quatre paires de couleur différente. » Le lancement est un succès. Et lorsque, cinq ans plus tard, en 1999, Alain Afflelou invente Tchin-Tchin avec une deuxième paire de qualité équivalente pour un franc de plus, c’est le coup de maître. « À ce jour, 40 millions de paires ont été vendues sous ce format », indique celui qui le reconnaît, pour oser ces innovations, « il fallait être gonflé ». Et aussi avoir une vision et le niveau d’expertise nécessaire pour la déployer. « Je trouvais que les lunettes coûtaient trop cher, résume-t-il. Pour moi, il fallait que les gens puissent les perdre ».

"Pour réussir, il faut oser. Avoir une idée, même farfelue et se dire, après tout, pourquoi pas?"

Une philosophie qui vaut aujourd’hui à l’enseigne d’être à la tête d’un réseau de 800 magasins et de plus de 550 franchisés jouissant d’une solide présence à l’international en Belgique, au Portugal, au Maroc, en Afrique, en Chine…, et de continuer à challenger le marché à coups d’innovations ciblées. Dernière en date : « Magic », la monture adaptable à une multitude d’usages – solaire, correction, anti-réverbération, anti-lumière bleue… pour 149 euros. Pour réussir, il faut oser, repète Alain Afflelou. Avoir une idée même farfelue et se dire Après tout, pourquoi pas ? Et si cela signifie : penser son offre à partir des usages, ignorer les interdits et cultiver son côté transgressif, pourquoi pas, en effet.

Caroline Castets

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