Juin 1997. Au rayon littérature jeunesse des librairies, le premier tome des aventures de Harry Potter, jeune sorcier binoclard et orphelin inventé par JK Rowling, fait son apparition. Vingt ans plus tard, la saga est devenue un best-seller mondial. Chacune de ses sorties en librairie ou dans les salles bat des records d’audience et son univers magique continue à fasciner bien au-delà de son public d’origine. De quoi s’interroger, quelques semaines après la sortie du dernier opus, « Les crimes de Grindewald », sur les raisons qui ont transformé un livre pour enfant en véritable phénomène de société.

Plus de 450 millions de livres vendus dans 200 pays du monde, des adaptations cinématographiques ayant généré plus de 7 milliards d’euros, une communauté de passionnés qui inventent des rebondissements et organisent des matchs de Quidditch…. Vingt ans après la parution du premier opus, le phénomène Harry Potter perdure, suscitant une passion qui dépasse de beaucoup le simple succès littéraire et rassemblant bien au-delà du public « jeunes lecteurs » auquel il était initialement destiné. Certes, il y a les suites habilement distillées par l’auteur, JK Rowling, qui, au cours des dernières années, a su enrichir la saga d’origine d’une pièce de théâtre et d’un préquel en deux épisodes - Les Animaux fantastiques et Les Crimes de Grindewald, sorti en salles le mois dernier, mais pour Marie-France Burgain, maître de conférences en anglais et auteur de «Jeux d’écriture et de ré-écriture dans Harry Potter », les raisons du succès sont à chercher ailleurs. Dans l’essence même d’un récit qui, en multipliant les emprunts et références littéraires, multiplie également les niveaux de lecture jusqu’à devenir « inclassable et universel ». À la fois livre d’aventure et roman noir, œuvre de science-fiction et quête initiatique, « littérature jeunesse et littérature tout court ». 

Complexité et cohérence

« Si Harry Potter parvient à dépasser les clivages de classes et de générations, résume-t-elle, c’est parce que chacun y trouve quelque chose. » Une référence culturelle, un vecteur d’identification spontanée à travers les codes d’un univers connu. Que ce soit ceux du conte de fées – avec un héros au profil type : orphelin, souffre-douleur de la famille qui l’a recueilli puis secouru par une « bonne étoile » –, du conte fantastique – avec créatures imaginaires et énigmes à résoudre – du roman policier, de la littérature gothique ou même du récit mythologique. De quoi faire de Harry Potter une œuvre « à la croisée des chemins », d’autant plus efficace qu’à ces multiples sources d’inspiration s’ajoute la force évocatrice de l’univers créé.

"Le récit apparaît magique, mais crédible. Comme une version fantasmée du réel. Ce qui explique  que, une fois dépassé le premier niveau de lecture, le sentiment d'appartenance soit si puissant"

Un monde des sorciers qui, pour Jean-Claude Milner, philosophe, linguiste et auteur de Harry Potter à l’école des sciences morales et politiques, fascine à la fois par son inventivité et par sa vraisemblance. « La prouesse de l’auteur tient au fait qu’elle a su construire un univers à la fois très cohérent avec un langage qui lui est propre, des règles, une histoire… et d’une grande complexité, explique-t-il. Un livre où les sorciers ne sont pas tous bons, où les héros ne sont pas sans failles, et où le lecteur découvre cette complexité à mesure que le récit se déploie et révèle ses différentes composantes.» Ces aspects moraux, éthiques et même politiques qui, en ponctuant l’intrigue de questionnements universels  – le bien et le mal, le sacrifice et le renoncement, la liberté individuelle et le déterminisme, la justice et le pouvoir… – invitent à une observation critique de notre propre monde.

Pamphlet anti-système

« JK Rowling a su créer un univers complètement différent du nôtre, apte, donc, à faire rêver, tout en le dotant d’une dimension réflexive qui questionne notre réalité, analyse Marie-France Burgain. La puissance du récit tient à cela : au fait qu’il ne propose pas seulement une évasion mais aussi une réflexion. » Réflexion d’autant plus critique que, poursuit-elle, à l’univers enchanté des premiers temps succède peu à peu « un récit plus sombre, plus politique, qui dénonce le « système », la presse moutonnière et le pouvoir totalitaire, évoque la montée du fascisme et même la lutte des classes… », multipliant les références au régime nazi avec omniprésence du thème de la race et du sang pur, vision d’un pouvoir qui écrase et contrôle, fichage des non-sorciers évoquant les lois antijuifs des années trente mais aussi la problématique actuelle des migrants... De quoi, en quelques tomes, faire basculer le lecteur du livre de jeunesse au pamphlet anti-système et donner à l’histoire « une dimension évolutive » qui, pour l’experte, explique en grande partie son succès. « C’est ce qui permet à la narration de quitter progressivement l’univers des contes de fées pour entrer dans le roman noir avec l’apparition des premiers morts, mais aussi d’un côté sombre chez les héros, d’une ambigüité dans les tempéraments et les interactions, d’une magie dangereuse ; le tout porté par cette critique extrêmement présente en toile de fond de la société et des dérives du pouvoir. »

Univers fantasmé

Critique qui ancre le récit dans la réalité avec d’autant plus d’efficacité que, pour faciliter l’identification à l’univers qu’elle a créé, JK Rowling multiplie le recours aux accessoires magiques dont le pouvoir, explique Marie-France Burgain, renvoie à une forme de technologie actuelle. De la carte du maraudeur qui permet la localisation au journal interactif de Tom Jedusor en passant par la « pensine » qui stocke les souvenirs, tous évoquent une magie « moderne », directement transposable dans la réalité du monde connecté. Idéal pour créer un univers qui, « en multipliant les références à notre société, fait que le récit nous apparaît magique, mais crédible ; comme une version fantasmée du réel. Ce qui explique qu’une fois dépassé le premier niveau de lecture, le sentiment d’appartenance soit si puissant. » Sentiment que JK Rowling alimente très intelligemment – à coups de révélations sur le site Pottermore et d’ajouts à la saga d’origine – , tout comme les fans – les « Potterheads » – qui, au fil du temps, se sont appropriés le récit au point d’y apporter des contributions spontanées au travers des « fan sections », ces intrigues et rebondissements librement rédigés et partagés sur un site dédié qui, résume Marie-France Burgain, viennent « nourrir l’univers Harry Potter sans le trahir ». Magique.

Caroline Castets

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