En abordant deux thématiques intrinsèquement liées – la fabrique du droit et son implication dans l’organisation de la filière juridique –, les professions du droit réunies à la troisième édition du Grenelle du droit ont affiné leurs points de consensus tout autant qu’elles ont mis le doigt sur des éléments précis de blocage. Résumé des échanges.

Le droit façonne la société tout autant que la société crée le droit. Les professionnels du droit ont bien compris l’importance prise par la règle, écrite ou non écrite, dure ou souple, dans la vie économique des entreprises françaises. La multiplication des sources de droit intensifie son degré de précision, plaçant son utilisateur dans une situation anxiogène. Éléments de discussion entre ceux qui font la règle, ceux qui l’appliquent et ceux qui la subissent.

Marc Mossé (directeur des affaires publiques de Microsoft et président de l’Association française des juristes d’entreprise) :
À l’origine du Grenelle réside le constat selon lequel nos sociétés sont de plus en plus demandeuses de droit. Notre conviction est que le droit est un outil de réponse lorsqu’il y a des changements profonds dans la société. La fabrique du droit est donc un élément central de notre activité de juristes.

Bernard Spitz (président du pôle international du Medef) : Pour les entreprises, la question de l’extraterritorialité des règles est essentielle. Nous n’acceptons la compétition que si les règles sont équitables et les mêmes pour tous. Le rapport du député Gauvain part d’ailleurs du constat selon lequel il est essentiel que l’information juridique des entreprises ne soit pas mise sur la place publique. Nous soutenons donc l’instauration de la confidentialité des avis des juristes, le legal privilege, parce que c’est l’une des conditions pour rétablir une équité entre notre pays et les autres, notamment les États-Unis.

Raphaël Gauvain (député auteur du rapport intitulé « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ») : L’utilisation des lois extra-territoriales et leurs sanctions, notamment celles liées à l’anticorruption, est le bras armé des États-Unis pour défendre leurs entreprises et soutenir leur économie. La France et l’Europe doivent mieux définir leurs règles pour que nos entreprises aient les capacités de se défendre. Il faut qu’on leur donne les moyens pour pouvoir se défendre dans le cadre de cette compétition internationale.

Paul-Louis Netter (président du tribunal de commerce de Paris) : C’est l’opportunité de développer notre propre juridiction et de passer de l’idée de « je rends la justice » à « je vends la justice ». La justice n’est bien sûr pas à vendre mais elle prend la mesure des besoins de justice. La création des cours internationales à la cour d’appel de Paris en est un exemple.

Jean-François de Montgolfier (directeur des affaires civiles et du sceau) : C’est un défi, pour celui qui prépare la norme, de définir la place du droit lorsqu’il n’est plus le seul à faire du droit. Il est l’un des acteurs parmi tous ceux qui font du droit.

Pierre Berlioz (directeur de l’École française du barreau) : Le législateur n’est plus seul dans la construction du droit depuis l’apparition d’une nouvelle forme de doctrine qui émane de la part d’autorités. Elles construisent un droit qui satisfait un besoin d’immédiateté. L’attente est toujours plus forte d’avoir non pas uniquement les grands principes et une jurisprudence – parfois chaotique – mais aussi une construction sécurisante par une autorité qui indique quelles sont les solutions retenues. C’est l’apparition de recommandations et de guide lines qui présentent un risque de contradiction entre elles. C’est là que se situe le changement de paradigme. C’est celui qui édicte la norme qui va ensuite contrôler son application comme le fait l’Autorité française anticorruption par exemple, avec un degré de précision considérable. 

Paul-Louis Netter : Cette production de guides et de règles de conformité est extraordinairement angoissante…

Bertrand Savouré (président de la Chambre des notaires de Paris) : La parole de la norme doit être rare. On a besoin de législation immédiate mais plus elle sera immédiate, plus il y aura de risques d’incompatibilité. Les professionnels du droit doivent créer le droit à leur mesure et l’appliquer de manière juste pour leurs clients.

Olivier Cousi (bâtonnier élu de Paris) : Le droit fait société mais, aujourd’hui, c’est la société qui fabrique du droit. Et c’est plutôt une bonne nouvelle pour les 2 000 élèves qui arrivent au barreau de Paris.

Les professions du droit sont-elles organisées pour répondre à ces nouveaux enjeux ? Une première réponse réside dans la proposition du rapport Gauvain : la création de l’avocat en entreprise pour rendre concret le principe de confidentialité aux juristes ­d’entreprise.

Raphaël Gauvain : Nous comptons une dizaine de rapports sur le sujet depuis vingt-cinq ans. Quand nous avons lancé nos travaux, nous avions en tête la loi de blocage et le cloud act mais pas l’avocat en entreprise. Lorsque nous avons entendu les personnes au cœur de ces problématiques, il est tout de suite apparu que la problématique de la confidentialité des avis des juristes était fondamentale. Elle existe dans le monde entier : Espagne, Italie, Pays-Bas, Japon… Dans l’affaire BNP, condamnée à 10 milliards de dollars, il ressort que la communication par la banque de ses avis juridiques internes a pesé extrêmement lourd dans la négociation avec le DoJ américain. C’est la raison pour laquelle nous l’avons mis en mesure numéro un : remettre notre législation au même niveau que nos voisins européens.

Cependant, le sujet est beaucoup plus large : qui va disposer de cette nouvelle protection ? Il y a deux solutions : soit l’avocat en entreprise, soit le legal privilege différent de la déontologie des avocats sur le modèle belge. Le rapport exclut cette hypothèse parce que cela risque de ne pas remplir l’objectif initial : si l’on veut que le secret professionnel soit reconnu par les tribunaux, il faut que le titulaire de ce secret soit membre d’un barreau. C’est aussi une mesure contra-cyclique. En instaurant deux statuts de secret, on s’éloigne de la grande profession du droit.

Nous proposons de créer un tableau B pour les avocats salariés en entreprise par la voie d’une expérimentation de certains barreaux. L’entreprise réservera ce statut à son directeur juridique ou l’étendra à l’ensemble de ses juristes. Cela éviterait aux 17 000 juristes d’entreprise de devenir d’un seul coup avocats. Dernière des garanties : l’avocat en entreprise n’aurait pas la possibilité de plaider pour son entreprise conformément à la règle selon laquelle il est interdit de plaider pour sa famille. Une réforme des petits pas donc.

Marie-Aimée Peyron : Raphaël Gauvain parle d’or. À Paris, 60 % des avocats ne plaident pas et 25 % des élèves n’entrent pas au barreau. Le barreau d’affaires est prêt et réclame l’avocat en entreprise. Et si demain nous sommes 87 000 avocats, cela reste bien en deçà de la moyenne européenne du nombre d’avocat par habitant.

Delphine Gallin (présidente de l’ACE - Avocat conseil d’entreprise) : Je ne crois pas à la politique des petits pas mais à la loi forte avec un changement abrupt. En province, les avis sont assez variés : certains grands barreaux expriment un point de rupture territoriale. Il faudra travailler sur cette crainte ensemble. Mais cette réforme est un très beau moyen de nous rapprocher de l’entreprise. Les experts-comptables ont la faculté d’exercer en entreprise, or, ils sont concurrents des avocats conseils d’entreprises.

Bernard Spitz : Vu des entreprises, nous le demandons et il y a urgence. Si on ne change pas on est mort.

Jean-François de Montgolfier : Le rapport Gauvain a changé de paradigme en se demandant quel était l’intérêt des entreprises. Ce qui fait espérer qu’il ne finira pas comme les autres, confirmant la phrase de Balzac selon laquelle « le rapport est à l’administration ce que sont les limbes dans le christianisme ». Deux obstacles cependant : tout ce que notre pays compte d’enquêteurs s’inquiète et la question des divisions internes à la profession d’avocat. Je ne ferai pas d’annonce mais nous travaillons à la rédaction du texte en groupe interministériel.

Raphaël Gauvain : J’ai le sentiment que la réforme est mûre du côté des avocats. Les arguments des opposants sont sensés : c’est une certaine conception du métier d’avocat. Rappelons-nous la dernière tentative en 2015, un projet trop radical finalement avorté. Un débat aura lieu au sein du gouvernement mais aussi devant l’Assemblée nationale, j’espère l’année prochaine.

Marie-Aimée Peyron : Attention, les avocats d’affaires sont d’accord dès lors qu’il s’agit d’un vrai secret professionnel. Nous n’accepterons pas deux niveaux de secret professionnel. Nous souhaitons la grande profession du droit. Et nous sommes prêts à travailler avec la Chancellerie pour apaiser les craintes des enquêteurs.

Raphaël Gauvain : Le diable se cache dans les détails. Le cœur de la problématique est en effet la perquisition. La règle en vigueur imposant la présence d’un magistrat vérifiant que la perquisition se déroule en respectant le secret professionnel va nécessairement limiter les enquêtes de police. Chaque profession devra faire un pas vers l’autre.

Marie-Aimée Peyron : Nous allons y arriver.

Marc Mossé : Il n’y a pas de rose sans épines. La réforme doit être ambitieuse et les avocats ne doivent pas avoir peur des 17 000 juristes qui rejoindront leurs rangs. Un petit pas pour le législateur mais un grand pas pour le droit.

Pascale D’Amore

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