Baidu n’a pas usurpé le titre de jumeau maléfique de Google. Le « Evil » du fameux slogan de la firme de Mountain View : « Don’t be Evil ». L’entreprise qui domine aujourd’hui le marché chinois de la recherche sur Internet dont elle a éjecté le géant californien n’a pas mené cette conquête paisiblement. Au contraire.

Le moteur de recherche qui a conquis la Chine tire son nom « Baidu » d’un poème chinois du XIIe siècle écrit par Xin Quiji. Le poète décrit en quelques mots, dans cette œuvre intitulée Dernier jour du festival de printemps, une rencontre désirée en ces termes : « Dans la foule je cherche l’Autre en mille et cent occasions ». Le lien avec l’activité de l’entreprise est évident, mais l’expression est aussi une référence métaphorique à la quête de tout un chacun pour atteindre ses rêves. Elle peut être interprétée comme une allusion à l’ambition démesurée de Robin Li, fondateur et P-DG de Baidu, déterminé à mener son navire toujours plus loin, quel qu’en soit le prix.

Robin Li, compte, avec 14 milliards de dollars, parmi les plus importantes fortunes de Chine. Né en 1968 de parents ouvriers dans une famille comptant cinq enfants, le dirigeant est un exemple de réussite sociale de la nouvelle Chine. Après des études scientifiques à Pékin, il quitte son pays pour les États-Unis où il étudie l’informatique à l’Université de Buffalo. Il commencera sa carrière en Amérique, en tant que développeur software, travaillant notamment à l’amélioration de moteurs de recherche. En 1996, il développe et dépose un brevet sur un moteur de recherche capable de classer les résultats en fonction de leur popularité (soit le nombre de liens qui y renvoient). Cet outil, RankDesk, préfigure la technologie qui servira de base à Google, le brevet portant sur l’ancêtre de cette dernière, PageRanck, renvoi d’ailleurs à celui de Robin Li. En ceci, Baidu, contrairement aux autres BATX, n’a pas commencé par la copie mais bien par l’innovation.

L’aventure ne commence pour le moteur de recherche qu’au retour de son fondateur en Chine. Après, une levée de fond de 1,2 million de dollars et une première période d’exploitation en marque blanche sur des sites partenaires, Baidu, qui se retrouve dans une impasse financière, opère une réorientation stratégique cruciale en 2001 en ouvrant son propre portail. Après un travail acharné, les équipes parviennent à bâtir un index de site 50 % plus important que celui de n’importe quel concurrent. Dans un secteur très compétitif, Baidu tire son épingle du jeu. D’aucuns, en effet, accusent la firme d’avoir profité du piratage pour atteindre la masse critique d’internautes. Il fut un temps, dans la première moitié des années 2000, où 40 % des recherches sur Baidu avaient pour but d’obtenir des fichiers MP3 contrefaisant. Lorsqu’en 2005, l’entreprise est finalement introduite au Nasdaq, l’action flambe, passant de 27 à 122 dollars.

À la fin des années 2000, un géant aux pieds d'argile

En 2009, Baidu comptabilise huit milliards de recherches mensuelles et devient le site non américain le plus visité du monde. Cette activité débordante se traduit naturellement par une extraordinaire santé financière, l’entreprise vaut alors 12,8 milliards de dollars. Pour autant, elle se trouve dans une situation difficile. Google entend, depuis quelques années, s’imposer sur le marché chinois et ses centaines de millions d’internautes. Fragilisé par ses querelles continuelles avec Alibaba et des scandales à répétition, le moteur de recherche chinois voit avec inquiétude Google China grignoter des parts de marché. L’entreprise californienne passe entre 2007 et 2009 de 20 % du marché de la recherche sur Internet à 33 %.

En réaction, l’argument principal développé par Baidu consiste à défendre l’idée que son moteur de recherche serait plus efficace pour traiter les subtilités du mandarin. Or, des études indépendantes ont montré que ce n’est pas nécessairement le cas. Quant à l’intégration au sein des résultats de recherches de lien sponsorisés, elle rend moins efficace l’expérience utilisateur des internautes utilisant Baidu. Une étude de 2008 a montré à travers l’analyse du regard des internautes qu’il fallait deux fois plus de temps pour trouver un lien avec Baidu qu’avec Google.
Ce dernier point n’est que le symptôme le plus bénin de la politique publicitaire ambigüe de Baidu envers ses utilisateurs. L’absence de transparence de l’entreprise a eu des effets beaucoup plus dramatiques qui ont gravement nuit à son image. Dès 2008, le groupe a été accusé d’avoir couvert le scandale des produits laitiers contaminés de Sanlu Group en filtrant les liens. À peine un mois plus tard, un reportage télévisé accuse l’entreprise de recevoir de l’argent contre la publicité de médecins charlatans et d’hôpitaux frauduleux. Robin Li entreprend de lancer un nouveau service publicitaire complémentaire où les liens sponsorisés sont clairement délimités ; mais l’étendu de ce dispositif reste limité, coûteux et moins profitable que l’ancien service, et ne le remplace pas complétement.

Enfin, sur le marché de la recherche internet sur mobile qui compte en 2009 155 millions d’utilisateurs, Google est au coude à coude avec Baidu et mène d’une courte tête avec 26,6 % des recherches contre 26 %.

La domination complète du marché chinois

Ainsi, si Baidu réussit à s’imposer comme un acteur majeur, son avenir, à la fin des années 2000, est relativement incertain. Mais en 2010, sous la pression du gouvernement chinois, ses tendances à la censure et des cyberattaques dont il est continuellement victime, Google décide de se retirer du marché chinois. Il convient de préciser que même lorsque l’entreprise travaillait encore en Chine, elle ne bloquait qu’un tiers des contenus censuré par sa concurrente. Ce coup de théâtre laisse enfin le champ libre à Baidu pour prendre son envol. Cinq ans plus tard, il met les mains sur 80 % d’un marché qui s’étend désormais à 700 millions d’internautes.

Baidu s’est très largement diversifié avec des services de commerce en ligne (à travers, par exemple, le rachat de Nuomi en 2013), ou encore une plate-forme de streaming, iQiyi. Mais les deux secteurs où se concentrent actuellement l’essentiel des efforts de l’entreprise sont l’intelligence artificielle et la voiture autonome. À l’international, si le groupe cultive bien le désir de s’exporter, il se trouve confronté à de sérieuses difficultés pour pénétrer les marchés étrangers. La filiale japonaise de Baidu, qui a fermé l’année dernière en a fait les frais. Pour l’instant, le groupe doit donc se contenter de passer des accords de collaborations avec des entreprises étrangères, comme Netflix dans le domaine du streaming mais aussi avec des fabricants européens d’automobiles et Microsoft dans la mise en place de ce que Baidu espère voir devenir un écosystème standard, comme un Android de la voiture sans conducteur.

Pourtant malgré sa progression, sa diversification et ses investissement, Baidu a connu un certain flottement financier, et ne s’est réconcilié avec les profits qu’au deuxième trimestre de 2017. Cela s’explique par une augmentation faramineuse des dépenses devant compenser en partie les conséquences de la perpétuation des pratiques publicitaires douteuses dans le domaine de la santé.

Des scandales à répétition 

En 2016, coup sur coup, deux scandales ont profondément ému l’opinion publique chinoise. Le premier est la découverte de la cession de l’administration d’un forum appartenant à Baidu, permettant à des patients atteints d’hémophilie d’échanger entre eux et avec des experts. Le compte d’administrateur a été vendu à une structure médicale douteuse qui a utilisé la plate-forme pour faire sa propre publicité et supprimer les critiques. Le second est plus macabre encore. Wei Zexi, un jeune étudiant de 21 ans atteint de cancer, a été orienté par le moteur de recherche vers un médecin incompétent et un traitement inefficace qui lui ont coûté 30 000 dollars et la vie. L’histoire du jeune homme, qu’il raconte lui-même peu de temps avant sa mort en accusant Baidu, a intensément circulé dans les médias chinois et a provoqué une immense vague d’émotion.

Ces sérieux écarts ont atteint l’image du moteur de recherche. Des mouvements de boycott ont vu le jour, le gouvernement a lancé une investigation sur la mort de l’étudiant et les médias ont mis en évidence les liens obscurs qui semblent associer le réseau d’hôpitaux Putian, à la réputation encore plus sombre, avec Baidu. En réaction, le moteur de recherche a cherché à assainir sa clientèle et a dû se priver d’un cinquième de ses consommateurs. Grâce aux investissements dans l’IA, il a pu toutefois redresser la barre et compenser cette perte par une augmentation des revenus tirés du reste de ses utilisateurs.

Baidu n’est pas pour autant complétement tiré d’affaire. De nombreuses menaces pèsent encore sur le géant. En premier lieu, un nouveau scandale frappe l’entreprise. Le Legal Daily a révélé que l’équivalent de Google Map pour Baidu était utilisé pour signaler des maisons closes, illégales, dans de nombreuses villes chinoises. En plus de quoi le gouvernement, qui a entrepris de rendre beaucoup plus sévère la régulation de la publicité en ligne l’année dernière, vient de lancer début août une investigation à l’encontre de Tencent et Baidu pour violation des lois de cybersécurité. Les utilisateurs de ces services seraient accusés de rependre des messages mettant en danger « la sécurité nationale, la tranquillité publique et l’ordre social ». Les plates-formes elles-mêmes n’auraient pas rempli leurs devoirs en matière de gestion des contenus. Enfin, il apparaît que Google caresserait le désir de faire son grand retour en Chine. Pour couronner le tout, la star de l’entreprise en IA, Andrew Ng a claqué la porte.

Autant d’obstacles entre Robin Li et l’horizon de ses rêves, mais difficile de croire qu’ils ralentiront celui que rien ne semble pouvoir arrêter. Puisque l’homme aime la poésie, on pourra lui rappeler les mots d’un poète du VIIIe siècle : « Avide de conquête et de gloire, L’Empereur n’entend pas les cris de son peuple », écrit Tou-Fou, qui poursuit ainsi : « Sur les rivages d’Azur, Vous n’avez donc jamais vu, Prince, les ossements des milliers de braves sans sépulture ? »

Maxime Benallaoua (@Maxdesinternets)

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