Face à l’émotion sans précédent suscitée par l’incendie de Notre-Dame qui, dans une société aussi farouchement attachée à la laïcité, a de quoi surprendre, Denis Pelletier, historien spécialiste des religions et directeur d’études de l’École pratique des hautes études, revient sur la relation ambivalente qui nous lie au religieux et à l’ émotion patrimoniale qui nous attache à nos racines. Éclairant.

Décideurs. Le fait qu’une cathédrale suscite un tel élan populaire a de quoi surprendre. Comment l’expliquez-vous ?

Denis Pelletier : Nous sommes la société la plus sécularisée d’Europe et l’une de celles qui entretient le rapport le plus passionnel à son passé religieux. Nous avons construit une république laïque en accordant beaucoup de place à notre histoire empreinte de christianisme. Cela a créé une ambivalence fondamentale dans notre rapport au religieux : au moment même où notre société ne croit plus, elle éprouve le besoin de respecter la religion et ce besoin s’ancre dans des symboles.

Au-delà de l’attachement collectif, l’émotion semble relever d’une relation presque intime…

Effectivement, Notre-Dame est un lieu d’émotion à la fois collectif et individuel, avec une dimension d’intimité caractéristique. Lorsque l’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu, elle a fait sonner le tocsin, une cloche qui a toujours été utilisée pour annoncer une mauvaise nouvelle ou alerter d’un danger. C’était un signal fort : Notre-Dame appelait à faire corps à un moment où l’unité de la société était menacée. Cette réaction montre que Notre-Dame reste bien le cœur de la France quand bien même le catholicisme a cessé de l’être. Autre illustration : lorsqu’il y a deux ans le Père Hamel est assassiné par des terroristes islamistes, les représentants de toutes les familles spirituelles, dont les musulmans bien sûr, mais aussi de la République et jusqu’à la franc-maçonnerie s’y rassemblent. Le message envoyé est, là encore, clair : ceux qui cherchent à nous diviser vont échouer. C’est Notre-Dame, lieu de rassemblement, qui porte ce message.

Est-ce ce qui explique cet attachement individuel ?

De la même manière qu’on n’a pas dit « Nous sommes Charlie » mais « Je suis Charlie », parce qu’on avait chacun une raison qui nous était propre d’aimer Charlie Hebdo, parce qu’on était fan de Cabu, viscéralement anticlérical ou très attaché à la liberté de la presse…, on a tous une raison individuelle, intime encore une fois, de s’approprier Notre-Dame de Paris. Sa puissance d’évocation tient aussi à cela : elle est porteuse d’un sens collectif (lieu d’Histoire, d’imaginaire, de foi…) qui respecte le sens individuel de chacun. Si bien que lorsqu’on l’a vue en flammes, l’impression pour beaucoup, croyants ou non croyants, a été : "C’est chez moi que ça brûle".

Diriez-vous que l’émotion populaire suscitée a quelque chose de rassurant ?

On a appris à se méfier des émotions collectives, mais celle suscitée par l’incendie de Notre-Dame est différente. Elle repose sur un véritable consensus. Rappelons qu’il s’agit d’une église bâtie par le peuple et qui porte encore les signatures discrètes des ouvriers. Cela contribue à en faire un lieu très incarné, le reflet d’une histoire populaire compatible avec le fait qu’elle ait été bâtie sur décision des riches et puissants, un lieu de respect qui accorde une place à chacun ; deux notions au cœur de la révolte des gilets jaunes je crois…

L’historienne Isabelle Saint-Martin a parlé pour l’incendie de Notre-Dame, comme pour la destruction de Palmyre, d’ "émotion patrimoniale". Qu’en pensez-vous ?

Elle est effectivement essentielle ici. Cette émotion est apparue dans les années 1970-1980, lorsque la politique du patrimoine a commencé à prendre de l’importance. S’est alors produite une bascule mémorielle.

"Pendant les Trente Glorieuses, notre société s'était construite sur l'idée d'un avenir meilleur, désormais elle le fait sur l'idée d'un passé commun"

Pendant les Trente Glorieuses, notre société s'était construite sur l'idée d'un futur meilleur, désormais, elle le fait sur l'idée d'un passé commun. Ce n’est pas un hasard si cette période est aussi celle durant laquelle les anciennes mines sont transformées en musées, où les régions revendiquent leur identité, où les politiques de la mémoire deviennent essentielles… Tout cela s’inscrit dans le même besoin d’enracinement. Nous sommes devenus une société convaincue que tout avenir commun requiert un passé partagé. D’où notre attachement aux lieux qui en sont le symbole.

Propos recueillis par Caroline Castets

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