Nées il y a dix ans, les monnaies virtuelles ont fait naître des espoirs de fortunes faciles et de remise en cause du système monétaire. L’explosion de la bulle spéculative fin 2017 a douché une partie de ces espérances sans pour autant annihiler la crypto-économie naissante. État des lieux.

Mi-février 2019, JPMorgan Chase lance sa propre cryptomonnaie. Une grande première et une annonce qui n’a surpris que ceux qui en étaient restés aux déclarations fracassantes du PDG de la banque d’affaires américaine, Jamie Dimon. En 2017, il qualifiait le Bitcoin de « fraude » allant exploser en vol. Deux ans plus tard, le JPM Coin doit ­permettre d’accélérer les ­transferts financiers entre les clients corporate du groupe.

« Lorsqu’un client envoie de l’argent à un autre via la blockchain, les JPM Coins sont transférés et ­échangés ­instantanément pour un ­montant équivalent en dollars, ce qui réduit le temps de ­règlement habituel », explique Umar Farooq, responsable blockchain de la banque. L’annonce de ce coin estampillé d’une des institutions de la finance internationale a fait grand bruit dans le milieu des cryptomonnaies, laminé par l’explosion d’une bulle spéculative et en quête aussi bien de rédemption que de reconnaissance.

Annus horribilis

En 2018, ces actifs traversaient une annus horribilis. Le cours du Bitcoin chutait de plus de 80 %, passant de 20 000 dollars à 3 400 dollars entre décembre 2017 et décembre 2018. La valeur du marché global des cryptomonnaies s’effondrait quant à elle de 810 milliards de dollars en janvier 2018 à 100 milliards en décembre de la même année. Un violent ­décrochage qui a fait de ­nombreuses victimes parmi les investisseurs enfiévrés par la bulle et qui a gelé les volumes d’échange. « Depuis l’automne dernier, le taux d’usage effectif de ces cybermonnaies stagne à des volumes très faibles », analyse Gérard Dréan, polytechnicien et économiste qui suit de près ces actifs.

Dans un contexte difficile, BitTorrent a récolté l'équivalent de 6 millions d'euros en 15 minutes

« L’explosion de la bulle fin 2017 a détourné l’attention des investisseurs des cryptomonnaies et des levées de fonds en monnaie virtuelle (ICO). Seuls certains projets, comme l’ICO de la messagerie Telegram ou celle de BitTorrent, qui a récolté pour l’équivalent de six millions ­d’euros en quinze minutes fin ­janvier ­dernier, suscitent encore un certain enthousiasme », constate Florian Darras, ­investisseur et responsable d’un service de trading sur ces actifs. À l’effondrement des marchés, il faut ajouter l’encadrement ­progressif des monnaies virtuelles et des ICO par les autorités financières qui a refroidi certaines ardeurs. « Cependant, depuis quelques semaines le newsflow ne cesse de s’améliorer et les cours se reprennent », poursuit le spécialiste des cryptomonnaies. Ce prudent retour de l’optimisme est alimenté par la professionnalisation et l’institutionnalisation progressive du secteur.

Financiarisation

Le lancement des premiers contrats à terme (futures) sur le Bitcoin par le Cboe Futures Exchange de Chicago en décembre 2017 a marqué un premier pas en faveur de l’institutionnalisation du Bitcoin comme outil d’investissement. ICE, la maison mère du New York Stock Exchange, annonce en août 2018 le lancement d’une plateforme, Bakkt, dédiée aux échanges de cryptoactifs.

« Aujourd’hui, notre travail est centré sur la création d’un accès institutionnel pour les actifs virtuels, ainsi que sur le ­développement d’un service pour les commerçants et les consommateurs, en collaborant avec de grandes entreprises telles que Starbucks », explique Kelly Loeffler, la PDG de la plateforme. En janvier dernier, Bakkt lève 182,5 millions de dollars lors d’un premier tour de table mais repousse une ­nouvelle fois le lancement de son premier future sur le Bitcoin dans l’attente d’une autorisation de la Commodity Futures Trading Commission. En octobre 2018, la société américaine de gestion d’actifs Fidelity Investment franchit elle aussi le pas des cryptomonnaies en créant une nouvelle entreprise, Fidelity Digital Assets qui, dès le ­premier ­trimestre de cette année, va proposer aux investisseurs institutionnels des solutions de stockage et d’échange de cybermonnaies.

Ces derniers mois ont aussi démontré la résistance de ces nouveaux acteurs de la finance que sont les plateformes d’échange de cybermonnaies, Binance et Coinbase en tête. Créée en 2012 par ­l’Américain Brian Armstrong, passé par AirBnb, Coinbase se fait fort de rendre ces monnaies ­virtuelles accessibles au plus grand nombre, moyennant une petite commission sur les ­transactions. Un business model qui lui permet ­désormais de revendiquer plus de 20 millions d’utilisateurs avec un chiffre d’affaires annuel estimé à un milliard de dollars et une valorisation entre 6 et 10 milliards.

La plateforme a étendu son offre aux investisseurs professionnels avec Coinbase Pro et aux ­institutionnels des comptes à minimum 10 millions de dollars avec Coinbase Custody. En octobre 2018, elle lance, avec la start-up de cryptofinance Circle et le soutien de Goldman Sachs, sa propre cybermonnaie, l’USD Coin, dont le cours est arrimé au dollar (stablecoin). Le succès est immédiat. Brian Armstrong serait en outre en discussion avec la SEC,l’autorité des marchés américaine, pour obtenir une licence ­fédérale bancaire qui lui ­permettrait de proposer ses propres services bancaires. Et viserait une introduction en Bourse.

Quant à Binance, la plateforme chinoise dont les bénéfices se monteraient à 450 millions de dollars en 2018, elle lance sa propre monnaie virtuelle, le Binance Coin, l’une des seules à avoir résisté à l’explosion de la bulle. Depuis sa création en juillet 2017, son cours a gagné 13 000 %. La plateforme ­multiplie elle aussi les projets, dont celui d’un échange ­décentralisé. « Certains observateurs aiment à dire qu’un jour, Binance rachètera une banque », note Florian Darras.

Bancarisation

Les cryptomonnaies se font progressivement une place dans l’économie. Les banques ont été parmi les premières à s’intéresser de près à leur potentiel et à celui de la blockchain, en partie parce qu’elles permettent des transferts d’argent plus rapides mais aussi plus compétitifs en supprimant les intermédiaires traditionnels. Dès 2017, ­JPMorgan lance le réseau Interbank Information Network (IIN) destiné à faciliter les échanges transfrontaliers et inter-établissements grâce à sa blockchain Quorum. Une initiative qui a remporté l’adhésion de près d’une ­centaine d’établissements à ­travers la planète.

Ces avancées font cependant grincer des dents du côté des puristes des monnaies virtuelles : que l’on parle de JPM Coin, qui est un stablecoin, ou de l’IIN, ces initiatives font l’impasse sur un des fondamentaux de la blockchain : la décentralisation. « Les banques comme JPMorgan s’intéressent plus à la blockchain qu’aux cryptos elles-mêmes », ­tempère Florian ­Darras, « ce qu’elles proposent est un réseau fermé, accessible aux seuls institutionnels et avec pour objectif d’accélérer les transferts financiers, dans d’importants volumes, et en un instant. De quoi améliorer leurs process et donc leur rentabilité. » Ces ­projets permettent malgré tout aux entreprises d’éprouver ces technologies, et peuvent les inciter à développer, à terme, des initiatives plus ouvertes et décentralisées.

Certaines banques sont décidées à aller plus loin en intégrant les cryptomonnaies à leurs services. C’est le cas de Revolut, qui se revendique l’établissement le plus « crypto-friendly » au monde et qui bénéficie d’une licence bancaire européenne depuis décembre 2017. Elle propose à ses clients l’achat de monnaies virtuelles à partir de leur compte (mais pas de les convertir en euro ou en dollar) et a mis en place un système de cashback en monnaies fiat ou cryptos. Quant aux crypto-banques, qui ­proposent des services ­financiers en cybermonnaie comme fiat, elles ne disposent au mieux que d’une simple licence de paiement qui ne leur permet pas de proposer des ­services financiers comme le prêt ou le découvert.

Concurrence ou spécialisation ?

Reste un dernier usage, monétaire. Né en pleine crise financière, le bitcoin se veut transparent et indépendant des banques centrales ainsi que de leurs manipulations. Adoptés très tôt par les milieux ­d’inspiration libertarienne, la création de Satoshi Nakamoto et ses nombreux épigones sont pensés pour concurrencer les monnaies fiduciaires. Ces espoirs sont encore loin d’être réalisés alors que leur usage demeure anecdotique : « Ils ne représentent que moins de 1 % de la masse monétaire totale ­mondiale, et probablement ­beaucoup moins de 1 % du nombre des transactions », ­rappelle Gérard Dréan.

Anecdotiques peut-être, mais pas inutiles, comme le souligne Florian Darras : « Le potentiel des cryptomonnaies en tant ­qu’alternatives se révèle dans les pays dans lesquels le système ­bancaire est inexistant ou encore dans ceux dans lesquels le système monétaire est instable. » Le ­Venezuela, plongé dans une crise inflationniste, en est la parfaite illustration. « Le pays est devenu le second marché au monde en termes de volumes d’échanges sur ces actifs. »

Pour Gérard Dréan, l’avenir des cryptomonnaies passera par leur spécialisation : « Le Bitcoin va endosser le rôle de monnaie de réserve et sera réservé aux transactions les plus importantes. Pour les plus petits transferts ou les ­paiements de petits montants, les utilisateurs vont se tourner vers d’autres cybermonnaies, en ­privilégiant les plus fiables et les plus éprouvées comme le Dogecoin, le Litecoin, Dash ou Zcash pour ceux qui recherchent la ­confidentialité. »

Facebook pourrait lancer sa propre cryptomonnaie

Il pourrait aussi passer par ­l’alliance avec les Gafam. Depuis des mois, la presse bruisse de rumeurs quant au projet de ­lancement d’une cryptomonnaie par le géant des réseaux sociaux, Facebook. Selon le New York Times, cette monnaie numérique, un stablecoin adossé au dollar, permettra aux utilisateurs de WhatsApp (l’application de messagerie instantanée rachetée par Facebook) d’effectuer transferts et paiements du quotidien. De quoi concurrencer les applications AliPay et WeChat des géants chinois Alibaba et Tencent qui ont contribué à la disparition de l’argent liquide dans l’empire du Milieu. Le groupe de Mark Zuckerberg aurait quant à lui prévu une première phase de test sur le marché indien.

« Les discussions autour du statut et de la valeur des cryptomonnaies ont un grand avantage, conclut Florian Darras. « Elles permettent de mettre en discussion notre système monétaire actuel et la notion même de monnaie telle qu’elle a été construite par les États et les banques centrales. » De quoi faire naître une nouvelle génération de monnaies ?

Cécile Chevré

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