Venant compléter la loi Essoc, la loi du 23 octobre 2018 permet de mieux détecter et appréhender la fraude, et ainsi de mieux la sanctionner. Parmi ses mesures phares, on retrouve la fin du fameux "verrou de Bercy", la création d’une police fiscale ou encore un renforcement des sanctions. Retour sur les enjeux et les problématiques d’un droit pénal fiscal nouveau.
  • Christophe Ingrain, Associé, Darrois Villey Maillot Brochier
  • Rémi Lorrain, Counsel, Darrois Villey Maillot Brochier
  • Nathalie Bécache, Magistrat, Directrice, Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF)
  • Jérôme Marilly, Avocat général, Cour d'appel de Paris
  • Thomas de Ricolfis, Sous-directeur de la lutte contre la criminalité financière, DCPJ
  • Frédéric Plisson, Directeur fiscal Emea groupe, Estée Lauder


Décideurs Juridiques. Avez-vous constaté une augmentation du nombre d’enquêtes judiciaires en matière de fraude fiscale au cours de ces dernières années ?

Rémi Lorrain. Au sein du département droit pénal des affaires du cabinet, notre activité en droit pénal fiscal a connu une recrudescence grâce à la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude. Nous constatons un vent de pénalisation de la fraude fiscale, qui ne s’est pas encore transformé en tornade judiciaire. Nous sommes de plus en plus consultés sur le sujet et nous intervenons davantage en amont des dossiers qui nous sont confiés. 

Christophe Ingrain. Nos confrères spécialisés en droit fiscal et leurs clients nous sollicitent désormais très en amont, dès qu’un contrôle fiscal semble prendre un pli susceptible de conduire au pénal. Par exemple, lorsqu’une entreprise reçoit une notification de l’administration fiscale, elle nous contacte afin d’examiner, avec nous, les possibilités d’un signalement ou d’une dénonciation au parquet. Nos clients ont intégré le fait qu’après la discussion avec l’administration fiscale, qui se règle le plus souvent par un accord, s’ouvre une phase judiciaire pénale. Il faut donc que l’avocat intervienne rapidement et le plus en amont possible pour essayer de limiter les dégâts dès le début du contrôle fiscal. Cette situation soulève de nombreuses questions, notamment liées aux relations entre le Parquet et les services d’enquêtes, ou encore sur les causes qui déterminent le Parquet à ouvrir ou non une enquête préliminaire pour des faits de fraude fiscale.

Jérôme Marilly. Il faut distinguer deux choses sur la façon dont est saisi le Parquet pour comprendre à partir de quel moment il lance les investigations. Auparavant, lorsqu’il était saisi par une plainte déposée par l’administration fiscale pour fraude fiscale ou suspicions de fraude fiscale (article L228 du Livre de procédures fiscales), l’enquête était confiée, en fonction de son niveau de complexité, soit à la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) pour des fraudes fiscales simples (déclaration frauduleuse d’impôts, dissimulation de sommes…), soit à l’Office central de lutte contre la fraude fiscale (OCLFF) et à la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) pour les infractions plus complexes.
Les choses ont désormais changé avec la loi du 23 octobre 2018. Nous sommes arrivés à une levée partielle du verrou de Bercy. Le législateur a imposé à cette dernière de transmettre systématiquement ce qu’on appelle des dénonciations fiscales obligatoires, sans dépôt de plainte préalable de l’administration et donc sans consultation de la Commission des infractions fiscales, lorsque les droits éludés dépassent les 100 000 euros. Dès lors que les différents critères sont remplis, la dénonciation est transmise de manière simplifiée au Parquet, grâce à un serveur informatique, et le dossier est réduit au strict minimum, avec très peu de pièces. Dans ces cas-là, le Parquet retrouve son pouvoir d’opportunité des poursuites.

"Il faut donc que l’avocat intervienne rapidement et le plus en amont possible pour essayer de limiter les dégâts dès le début du contrôle fiscal." C. Ingrain

Lorsque j’ai quitté la tête de la section économique et financière, nous commencions seulement à recevoir les premières dénonciations fiscales obligatoires. Compte tenu du faible nombre d’éléments dont nous disposions, nous étions obligés de nous tourner vers l’administration fiscale pour connaître la suite donnée au contrôle et si l’enjeu était justifié. Une décision du Conseil constitutionnel de 2016 nous demandait en effet de limiter les enquêtes et les poursuites aux faits les plus graves. Autant l’opportunité des poursuites est assez simple lorsque vous êtes saisi d’une plainte de l’administration fiscale en matière de suspicions de fraude lorsqu’on est dans le cadre de montages fiscaux complexes pour échapper à l’impôt, autant les dénonciations fiscales obligatoires n’ont pas toutes vocation à aller devant un tribunal lorsqu’elles ne remplissent pas ce critère de gravité.
L’enjeu pour le Parquet est donc de mettre en place de nouveaux systèmes pour traiter ces dénonciations fiscales obligatoires pour ne pas toutes les transmettre systématiquement aux services d’enquêtes sous peine de les submerger de travail. Et cela surtout lorsqu’on sait qu’un certain nombre de dossiers n’iront pas devant un tribunal correctionnel et qu’il n’est pas justifié qu’on perde du temps à lancer une enquête.

Nathalie Bécache. Monsieur Lorrain a évoqué le fait que les cabinets d’avocats intervenaient plus en amont qu’auparavant sur les dossiers fiscaux, saisis par une clientèle qui a besoin d’être sécurisée. Cela s’inscrit en effet dans ce nouvel équilibre instauré par la loi de 2018, mais également par la loi Essoc sur le droit à l’erreur. Désormais, on favorise sans doute une forme de coordination entre l’administration fiscale et le contribuable, personne morale ou physique, qui a besoin d’être sécurisé lorsqu’il entreprend la démarche de résoudre les problèmes liés à ses déclarations fiscales. Ce droit à l’erreur, s’appuyant sur la notion de bonne foi, constitue le premier pas à faire par ce contribuable. En contrepartie, les services d’enquêtes seront nécessairement plus impitoyables et mieux armés contre la fraude fiscale quand celle-ci est importante.
Au Service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), nous réservons l’action des enquêteurs fiscaux à la plainte de l’administration fiscale sur présomption de fraude fiscale complexe, ces enquêteurs, très formés, peuvent en effet traiter des contentieux très difficiles, qui comportent de nombreux éléments d’extranéité et d’opacité, des montages financiers nécessitant une entraide internationale lorsque l’administration est bloquée dans ses propres investigations fiscales.

"L’enjeu pour le Parquet est de mettre en place de nouveaux systèmes pour traiter les dénonciations fiscales obligatoires pour ne pas toutes les transmettre systématiquement aux services d’enquêtes sous peine de les submerger de travail" J. Marilly

Thomas de Ricolfis. En effet, ce qui nous intéresse dans les services d’enquêtes, c’est le haut du spectre. Depuis l’assouplissement du verrou de Bercy, le nombre de transmissions par la DGFIP à l’autorité judiciaire a augmenté. 1 826 dossiers ont été transmis par l’administration fiscale en 2019 contre 958 en 2018. Ces dossiers, déjà fiscalement aboutis au niveau de la direction générale des finances publiques, ont conduit à une action pénale parce qu’on estimait qu’il s’agissait de cas graves de fraude et qu’il fallait des sanctions exemplaires.
La Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF) comme le SEJF interviennent sur des dossiers très complexes. Il s’agit d’enquêtes pour suspicions de fraude fiscale qui sont transmises lorsque l’administration n’arrive pas à détecter la fraude par ses propres moyens. Elle a alors besoin des moyens d’investigation de la police judiciaire. C’est la raison pour laquelle il est intéressant de réunir des équipes mixtes (douanière et fiscale ou policière et fiscale), quand l’administration fiscale a des difficultés à faire émerger seule des dossiers relatifs à des suspicions de fraude. La complémentarité des équipes de la BNRDF est un atout majeur pour conduire les investigations.
En 2017, 44 dossiers pour fraude suspicion de fraude fiscale ont été transmis à l’autorité judiciaire, 10 en 2018, 41 en 2019. L’année 2020 devrait être équivalente. 90 % d’entre eux avaient un lien vers l’étranger. Les fraudeurs s’éloignent de plus en plus des frontières françaises du fait de la coopération renforcée de la police judiciaire avec notamment la Belgique ou la Suisse.

Et du côté de l’entreprise, comment vivez-vous ces changements ?

Frédéric Plisson. Nous sentons en effet une différence depuis la loi de 2018, avec le fait qu’il y existe maintenant une vraie police fiscale en place. De façon générale, nous ne sommes pas vraiment inquiets. Notre siège fiscal est situé en Europe et la société est bénéficiaire grâce à son markup rate, sans besoin d’optimisation fiscale majeure. Nous suivons toutefois les nouvelles réglementations fiscales de près, tant en France qu’en Europe. En effet, dans de nombreux pays, cette législation existe déjà depuis de nombreuses années. Par exemple en Italie, l’administration fiscale ne se déplace jamais sans les carabinieri et commence ses contrôles en suivant les risques fiscaux existants pour les sociétés, mais également les risques pénaux pour la personne morale et les dirigeants. Nous sommes donc habitués à gérer ces contentieux au sein de notre département fiscal et notre objectif est de porter ces sujets à la connaissance de nos dirigeants.
Nous avons profité de cette loi en France pour former nos dirigeants à bien répondre aux vérificateurs et à savoir quel degré de risque prendre. Mais nos dirigeants sont américains, et aux États-Unis, ce mélange de fiscal et de pénal existe déjà depuis longtemps et ils sont déjà sensibilisés à ce sujet. Dans les grands groupes internationaux aujourd’hui, le fiscal et le statutaire arrivent souvent après la notion de profits et donc des coûts peuvent être mal affectés.

"On favorise désormais une forme de coordination entre l'administration fiscale et le contribuable qui a besoin d'être sécurisé lorsqu'il entreprend la démarche de résoudre les problèmes liés à ses déclarations fiscales. " N. Bécache

Nous sensibilisons ainsi tous nos salariés sur l’importance des résultats comptables et fiscaux. C’est une très bonne chose pour la transparence. La directive européenne DAC6 vient également obliger les entités à décrire tous leurs montages fiscaux entre pays. Il existe de plus en plus de traqueurs, d’outils de contrôle qui font que la fraude est de plus en plus compliquée, ce qui permet également aux autorités judiciaires et administratives de se focaliser sur les principaux fraudeurs. Pour moi, c’est une bonne chose car la compliance nous oblige également à analyser tous les flux de manière posée et positive. 

Quelle est votre relation avec l’administration ?

Frédéric Plisson. Les groupes internationaux sont soumis à des contrôles fiscaux régulierss et nous faisons très attention à éviter la pénalité de 40 % pour ne pas ouvrir des durées complémentaires aux autorités fiscales. Personnellement, j’essaie toujours de négocier avec l’article L62 A du Livre des procédures fiscales, permettant de ne pas avoir de pénalité supplémentaire de 10 % et d’avoir des pénalités de retard divisées par deux. Tout cela permet aussi de donner une bonne image à l’administration et de montrer que nos dossiers sont sérieux. Nous nous saisissons vraiment de ce sujet. Nos dirigeants sont toujours inquiets de voir leurs responsabilités engagées, d’autant plus qu’il s’agit souvent de personnes de nationalité étrangère.

Vous parlez de négociations avec l’administration fiscale. Est-ce préférable d’aboutir à un accord que d’aller au contentieux ?  

Christophe Ingrain. Ce qui nous intéresse est de savoir à partir de quel moment et sous quelles conditions nous, avocats, allons décider de mettre en œuvre les moyens qui nous conduiront à solliciter une CJIP ou un accord plutôt que d’attendre l’ouverture d’une enquête.  Cette décision peut avoir une influence sur le travail des enquêteurs. Sur les sujets de corruption pour lesquels la pratique de l’autodénonciation s’est beaucoup développée, on voit que l’engagement des services, notamment celui de l’OCLFF, n’est pas tout à fait le même. Quand on vous demande de faire des vérifications à partir d’une enquête interne, parce qu’une CJIP est envisagée depuis le départ, le parquet adapte le déroulement de l’enquête aux éléments qui lui ont déjà été fournis. Cette approche nouvelle de l’enquête, plus coopérative, résulte clairement de Sapin 2 mais n’est pas encore adoptée par l’ensemble des magistrats et des enquêteurs. Ce qui est dommage, car cette coopération permet de gagner du temps et de clôturer des dossiers dans des délais relativement raisonnables.

Thomas de Ricolfis. La création de la CJIP a d’une certaine manière révolutionné l’enquête, surtout lorsqu’il s’agit d’une CJIP ab initio. Une nouvelle façon d’enquêter est née impliquant trois acteurs : le service enquêteur, l’autorité judiciaire et l’avocat qui a un rôle très important dans la collecte d’informations durant la période probatoire. Le travail des enquêteurs a changé.  Nous n’utilisons plus systématiquement les moyens d’investigation traditionnels du Code de procédure pénale. Certes, nous pouvons encore faire des perquisitions ou des gardes à vue, mais le matériel probatoire entre dans le périmètre de la CJIP par le vecteur des avocats. Ainsi, le travail des enquêteurs et celui de l’autorité judiciaire sera de vérifier la véracité et la solidité de ce matériel apporté par les conseils de la société objet de la CJIP. Il faut aussi s’assurer que ce matériel probatoire est complet, ne souffre pas de dissimulation. L’avantage de la CJIP est le fait que cette procédure raccourcit le temps de l’enquête. La personne morale, dans la CJIP, reconnaissant les faits cela « facilite » le travail des enquêteurs. En revanche, sur une CRPC, le travail reste plus traditionnel.

Justement, la CJIP est réservée uniquement aux personnes morales. Quid du traitement des personnes physiques dans les procédures à caractère fiscal ?

Thomas de Ricolfis. Concernant les personnes physiques, l’enquête se déroulera de manière traditionnelle. Cela pose en effet un problème quant à l’articulation entre le traitement de la personne morale et celui des personnes physiques, entre le temps d’enquête et des résultats qui pourront être différents à la fin. Des améliorations sont à rechercher. On pourrait ainsi envisager de nouvelles pistes : trouver une solution au sein de laquelle on peut mélanger une CJIP pour une personne morale et une CRPC pour une personne physique ce qui permettrait de faire un paquet complet pour gagner du temps sur l’enquête. Pour mémoire, 11 CJIP ont été conclus à ce jour, c’est un instrument qu’il ne faut pas dévoyer en le banalisant de trop.

"Il existe de plus en plus d'outils de contrôle qui font que la fraude est de plus en plus compliquée" 
F. Plisson

Rémi Lorrain. On remarque, au travers de nos échanges, que la justice pénale se rapproche de plus en plus de la justice administrative fiscale : d’une part, avec l’abandon du verrou de Bercy, c’est désormais le Parquet qui fait le filtre à la place du ministère de l’Économie et des Finances ; et d’autre part, avec la CJIP, l’objectif est d’aboutir à une transaction. Finalement, on permet à la justice pénale de se saisir d’affaires de fraude fiscale, de les filtrer et de les transiger, bref de les traiter comme l’Administration l’aurait fait. L’enquête pénale devient ainsi le réceptacle d’enquêtes internes, de documents de l’administration fiscale mais finalement très peu d’actes émanant des autorités pénales stricto sensu.
Et corrélativement c’est le métier du Parquet qui change : la magistrature qui était habituellement debout se retrouve assise à la table des négociations. On demande donc aux mêmes personnes (au Parquet notamment), d’appliquer pour des mêmes faits, des règles de calcul de peines complètement distinctes. Je crains que parfois – influencé, par exemple, par une CJIP conclue la veille - cela ne conduise certains parquetiers à une aggravation des peines requises à l’audience. Ne négligeons pas le dialogue qui s’instaure dangereusement entre le « juge de la CJIP » et le « juge pénal correctionnel traditionnel » : tandis que les juges d’audience infligent de lourdes peines pour encourager les entreprises à la CJIP, les juges de la CJIP proposent des peines encore plus lourdes (car le montant prononcé en cas de CJIP doit rester au-delà du montant prononcé en cas de tribunal correctionnel, contrepartie de l’absence de mention au casier judiciaire).

"Depuis l’assouplissement du verrou de Bercy, le nombre de transmissions par la DGFIP à l’autorité judiciaire a augmenté." T. de Ricolfis

Christophe Ingrain. Ce qui conduit à nous interroger sur l’autonomie ou l’indépendance que les services enquêteurs retrouvent quand ils ont un dossier transmis par l’administration fiscale par l’intermédiaire du Parquet, dans l’appréciation du mécanisme invoqué comme étant à la base de la fraude fiscale et de l’existence ou non d’une fraude fiscale. Je me demande souvent s’il n’existe pas une solidarité de fait entre les agents de l’administration fiscale qui travaillent avec les autres services d’enquêtes, raison pour laquelle ils ne vont jamais se poser la question de l’existence de la fraude fiscale et ne vont que confirmer l’existence de cette fraude sans rechercher si elle existe ou non. 

Nathalie Bécache. Lorsqu’on est saisi par un parquet, on ne rend compte qu’au parquet. Avec mes années de ministère public derrière moi, j’ai bien compris que les enquêteurs du SEJF placent le magistrat mandant au-dessus de tout. Et cela, au point que moi-même en tant que chef de service et magistrate dans l’âme, je me contente bien souvent d’assurer la qualité des procédures, la stricte application des prérogatives du Code de procédure pénal et le respect des délais de traitement, plus que du fond même des investigations menées. Nous avons donc comme seul et unique interlocuteur le magistrat du parquet ou le juge d’instruction. Mais en tant que chef du SEJF, il me revient de rendre compte à la direction générale des douanes et à la direction des finances publiques du bon usage des moyens humains, matériels et financiers mis à ma disposition pour procéder aux investigations qui nous sont confiées par la justice. Les enquêteurs abordent les dossiers de l’administration fiscale sans aucun a priori et enquêtent tant à charge qu’à décharge, la preuve en est qu’il arrive que dans quelques affaires aucune fraude fiscale complexe ne soit démontrée. Compte tenu de la qualité des dossiers cela reste une minorité de cas mais démontre la totale indépendance intellectuelle des enquêteurs.

Jérôme Marilly. Le Parquet a des relations avec l’administration fiscale qui le saisit sur une plainte articulée ou sur des suspicions de fraude fiscale. Il ne faut pas perdre de vue que l’autorité de poursuite est le Parquet et que ce dernier ne lance une enquête que dans les cas les plus graves. Il apprécie tout d’abord si une enquête est justifiée au titre de l’opportunité des poursuites et classera sans suite les faits les moins graves. Pour les faits les plus graves donc, il est difficile de se prononcer tant qu’une enquête n’a pas été lancée. Elle permettra de déterminer s’ils justifient ou non une poursuite pénale. Nous ne sommes en effet pas tenus par un volume de condamnations. Il ne faut pas perdre de vue que le rôle du Parquet est aussi de soutenir l’accusation devant les juridictions pénales. Il y a bien évidemment tout un travail en amont d’appréciation des charges et des preuves.
On revient sur les sujets de la CJIP ou de la CRPC. Il est évident que ces nouveaux modes de poursuite ont modifié le travail du Parquet. Autrefois, les faits les plus graves étaient soumis systématiquement à une enquête ou une information judiciaire était ouverte au terme de l’enquête. Aujourd’hui l’optique est différente : il peut être rapidement intéressant de se tourner vers une CJIP ou une CRPC. Nous ne sommes en effet plus en position debout, mais assise. Il est évident que si la personne reconnaît les faits, la physionomie de l’enquête change, ainsi que sa durée et les modes de poursuite. C’est en fonction de la notion d’opportunité des poursuites que le Parquet apprécie, en toute liberté et en toute indépendance, les charges, la nécessité de renvoyer uniquement la personne morale et/ou physique devant un tribunal ou encore la pertinence de se tourner vers des modes simplifiées de poursuites.

Christophe Ingrain. En matière de fraude fiscale, l’indépendance n’est pas une question formelle, mais concerne la capacité d’un officier de police judiciaire (OPJ) et un officier fiscal judiciaire (OFJ) de reprendre le sujet et de se dire : « Est-ce que je pars du constat dressé par l’administration fiscale ou est-ce je reprends les faits de zéro ? » Quand on reçoit les premiers documents émanant de l’administration fiscale, on peut être choqué de la description des faits. En tant qu’avocats, nous essayons de démontrer rapidement que telle ou telle affirmation n’est pas exacte. C’est aussi le travail de l’OPJ. Mais, dans la réalité, compte tenu du nombre de dossiers dont les services sont saisis, les OPJ ou OFP pourront-ils prendre le temps de réexaminer l’histoire de zéro et de décortiquer les faits qui lui sont soumis, en faisant abstraction de la stricte analyse de l’administration fiscale ?

Thomas de Ricolfis. La force des services d’enquête est d’avoir des OPJ et des OFJ qui remettent le dossier à plat et qui analysent de nouveau tous les faits, car la lecture pénale n’est pas la même que celle des autres administrations, lesquelles peuvent considérer comme des infractions pénales des faits qui ne le seront pas pour le service enquêteur et l’autorité judiciaire. Dans les dossiers, nous entendons parfois des personnes de l’administration fiscale en tant que témoins pour savoir comment ils ont procédé à leurs opérations de vérifications et de contrôle. Nous pouvons alors avoir une position différente de la leur. Nous enquêtons à charge et à décharge. Je dirai que notre travail comme pour toute enquête n’est pas de prendre pour argent comptant ce qui est apporté par le plaignant. Ces auditions restent cependant rares et le travail des administrations demeure évidemment sérieux. Les hiatus sont exceptionnels.

Rémi Lorrain. Tout d’abord, une précision, il ne faut pas croire que les avocats craignent l’expertise des enquêteurs, bien au contraire, les avocats préfèrent toujours avoir comme interlocuteurs des professionnels qui appréhendent les problématiques avec technicité et comprennent les enjeux.  Ensuite, il est vrai que nous pouvons parfois avoir le sentiment, dans certains dossiers, d’une certaine « autorité de la chose appréciée par l’administration fiscale ». Tout cela fige beaucoup d’éléments importants de la future procédure pénale. Nous savons évidemment que le juge pénal n’est pas soumis à l’administration. Néanmoins, nous ressentons parfois qu’il nous sera difficile de faire invalider certaines pièces ou d’apporter une nuance au développement préalable de l’administration fiscale. D’ailleurs, depuis l’abandon du verrou de Bercy, nous constatons que pour combler l’analyse qui était contenue autrefois dans la plainte, les enquêteurs auditionnent plus fréquemment le fonctionnaire de l’administration fiscale, comme l’a évoqué monsieur de Ricolfis.

"Nous sommes de plus en plus consultés sur le sujet de la fraude fiscale" R. Lorrain 

Nathalie Bécache. Je ne sais pas si c’est bien la stratégie d’enquête générale appliquée. Nous sommes tenus par les pièces de l’administration, mais elles ne sont pas entachées de suspicions par principe. Le travail de l’administration est sérieux et approfondi. De mon point de vue, je ne vois pas la pertinence d’auditionner un fonctionnaire qui a fait son travail administratif dès le début de l’enquête. En revanche, il peut apporter un éclairage ou approfondir les éléments probatoires arrivés dans le courant de l’enquête. Mais il ne faut pas oublier qu’à la DGFiP, les dossiers pénaux ne reposent jamais sur l’analyse d’une seule personne mais résultent d’une véritable chaîne décisionnaire. La logique des auditions perd dans ce contexte une grande part de son intérêt.
Lorsqu’on bascule dans le pénal, la démarche est totalement différente. Sous l’autorité judiciaire, nous allons démontrer des éléments constitutifs d’une infraction. Nous enclenchons des investigations extrêmement intrusives qui peuvent donner des éléments extrêmement précis sur la charge de la preuve. C’est très important de rappeler aux enquêteurs qu’il peut y avoir un classement sans suite, une comparution immédiate ou encore une alternative aux poursuites. Une CJIP ne doit pas influencer le sérieux et l’étendue des investigations. Un enquêteur reste un enquêteur, quelle que soit l’issue prévisible de l’enquête.

Pensez-vous qu’il devrait y avoir une coopération plus importante entre l’administration fiscale et le Parquet ?

Jérôme Marilly. Il n’y a pas de coopération pour le Parquet. L’administration fiscale est plaignante. Étant victime, elle nous saisit de suspicions de fraude fiscale et se constitue partie civile à l’audience. Il ne faut pas le perdre de vue ! Des liens existent forcément, mais ils ne portent pas sur les dossiers. Le Parquet, au titre des circulaires de la police générale, voit son attention attirée sur la nécessité de lutter contre la fraude fiscale érigée en priorité de l’action publique. Il traite donc avec célérité les plaintes qui sont déposées par l’administration fiscale, mais ne discute pas des dossiers avec elle. Il saisit ensuite les services d’enquête qui doivent travailler de façon impartiale, tout comme le Parquet qui doit apprécier si la plainte de la victime permet d’aller devant une juridiction pénale pour obtenir une sanction.

Quels sont les critères d’attribution pour la répartition des compétences entre les différents services d’enquête ?

Nathalie Bécache. En matière financière particulièrement, l’un des pouvoirs propres d’un Parquet est la liberté de choix du service. C’est la réelle et seule raison venant garantir la liberté et l’indépendance du procureur dans son enquête. S’il existe un seul service qui a la compétence et la possibilité de travailler sur des affaires compliquées, il sera rapidement débordé. Ainsi, plus il y a de services d’enquêtes spécialisés, plus cela permet au procureur de la République de choisir le service qui lui convient, en fonction de sa technicité et de sa disponibilité.

Jérôme Marilly. Lorsque le SEJF a été créé, le Conseil d’État avait rendu un avis très sévère indiquant que ce service faisait doublon avec la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), et qu’il était opportun de renforcer les équipes de cette dernière. Je rejoins donc totalement Nathalie Bécache dans son analyse. Au niveau du Parquet de Paris, nous avions considéré qu’au contraire, il était important qu’il ait le choix du service d’enquête, sans fixer de critères précis, ce qui est un gage d’efficacité. Le Parquet n’a pas de critères précis pour attribuer un dossier à un service plutôt qu’un autre. Mais le niveau de complexité du dossier, la nature des investigations à mener ou encore les personnalités mises en cause entrent forcément en ligne de compte, mais également un critère très important aux yeux du parquet : la capacité à mener l’enquête dans le délai imparti.

Et vous Frédéric Plisson, comment appréhendez-vous cette situation du côté de l’entreprise ?

Frédéric Plisson. Il est certain que nous sortons un peu de notre zone de confort sur le plan fiscal. Nous préférons transiger avec l’administration plutôt que de rentrer dans un contentieux long et coûteux. Nous n’avons pas assez de recul sur cette nouvelle loi, et nous n’avons jamais été confrontés à ce sujet chez Estée Lauder. Nous avons donc besoin d’éclairages, d’éléments clairs, de jurisprudence et de pratique. Même si le redressement n’est jamais connu au début du contrôle, nous savons où nous allons, nous connaissons l’échelle des sanctions et avons une vision claire des pénalités et des intérêts de retard. Nous pouvons ainsi estimer, faire des provisions. C’est vrai que nous sommes dans l’attente de retour d’expérience afin de ne pas être totalement perdus.

Jérôme Marilly. Vous ne pourrez jamais avoir cette certitude avec l’autorité judiciaire. Il est évident que si une personne plaide coupable, la négociation s’ouvre et permet au Parquet d’indiquer les peines qu’il envisage, qui seront soumises à la discussion et, en théorie, ces peines seront moins importantes que si l’on va devant un tribunal. À l’audience, la parole est libre, les réquisitions ne sont pas fondées sur l’instruction. Les magistrats qui vont à l’audience sont libres des réquisitions qu’ils prennent. C’est vrai que cela peut désarçonner la défense. Il n’y a pas de grille préalable : vous ne saurez jamais à l’avance ce que le magistrat va requérir, c’est évident. Il aura sa propre appréciation du dossier. Ce sera donc l’aléa le plus complet.

Frédéric Plisson. Je suis d’accord avec vous pour ce qui est de la personne physique. En revanche, concernant les personnes morales, beaucoup d’entre elles sont touchées, notamment quand il s’agit de multinationales. Il est toujours difficile pour un dirigeant de se savoir poursuivi, à tort ou à raison. En général, lorsqu’on arrive à ce niveau, c’est qu’il existe des faisceaux d’indices très lourds. Les groupes comme le nôtre essaient d’être dans la négociation et d’écarter le contentieux. Pour des raisons comptables et fiscales, nous préférons que ces contentieux soient derrière nous pour éviter toute incertitude avec nos clients, fournisseurs, auditeurs et surtout nos salariés.

Propos recueillis par Margaux Savarit-Cornali et Emmanuel Ojzerowicz

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