Activiste d’ultragauche condamné à la perpétuité par contumace, puis romancier à succès et icône d’une résistance « fantasmée », Cesare Battisti vient d’avouer les meurtres qu’il avait toujours niés. De quoi plonger ses anciens soutiens parisiens dans un mutisme embarrassé et susciter certaines interrogations sur l’illusion collective qui, durant près de quarante ans, aura permis d’ériger un terroriste en héros populaire. Décryptage.

On l’avait connu auteur de polars à succès et ­résistant condamné à l’exil, libre-penseur respecté et coqueluche de Saint-Germain-des-Prés. Depuis le 25 mars dernier, Cesare Battisti, 64 ans, dont trente-huit de cavale, n’est plus que l’ancien militant des PAC (les Prolétaires armés pour le communisme) accusé de meurtres. Meurtres que, après avoir été arrêté en janvier dernier en Bolivie, extradé à Rome et incarcéré en Sardaigne, il vient d’avouer, anéantissant près de quarante ans d’un storytelling savamment construit et plongeant dans l’embarras toute une partie de l’intelligentsia ­française.

Celle qui, de Fred Vargas à Bernard-Henri Lévy en passant par Daniel Pennac, François Hollande et Bertrand Delanoë, avait vu en lui l’archétype du révolutionnaire au grand cœur et du réfugié politique poussé à la lutte armée par un pouvoir tyrannique. Celle qui avait crié à la trahison lorsqu’en 2004 il se vit menacé d’extradition, dénonçant une justice arbitraire et invoquant le respect de la parole donnée. Celle de la « doctrine Mitterrand » promettant l’asile aux activistes italiens ayant renoncé à la violence (mobilisant l’opinion et rédigeant des pétitions). S’indignant haut et fort et condamnant sans appel.

La tentation de « l’affaire Dreyfus »

Non pas, Battisti lui-même l’affirmait il y a quelques jours, par conviction de son innocence mais par solidarité envers son « idéologie ». Une idéologie qui, pour toute une génération d’intellectuels de gauche « justifiait tout », estime Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l’Institut de la parole. Le recours à la violence comme les arrangements narratifs. « Durant des années, ses soutiens en ont fait un symbole, explique-t-il. Ils lui ont construit une destinée de défenseur de la liberté et de figure de la lutte prolétarienne, se positionnant eux-mêmes en gardiens d’une morale publique donneuse de leçons et ­dogmatique. »

"Dès que l'on rejoint la caste intellectuelle, on est exonéré de tout"

Conformément à une tendance particulièrement répandue en France consistant à voir partout « une nouvelle affaire Dreyfus dans laquelle jouer les Zola… Une occasion de s’ériger en justiciers pour crier au scandale. » Quitte, pour cela, à écarter les faits au profit du ­fantasme. « Dans cette construction, le réel importe moins que le combat idéologique », confirme Philippe Bilger. Surtout lorsque, comme ce fut le cas avec Cesare Battisti, l’ancien activiste s’est mué en romancier, ce qui, semble-t-il, aurait clairement contribué à crédibiliser son personnage, au point de le rendre intouchable. « En France, résume l’ancien magistrat, un crédit est spontanément accordé à ceux qui écrivent. Dès que l’on rejoint la caste intellectuelle, on est exonéré de tout. »

Confusion morale

Et pour asseoir la légende du héros populaire, quoi de plus naturel que de chercher à discréditer la partie adverse ? Celle de l’accusation, rendue d’autant plus attaquable qu’elle venait s’ancrer dans l’époque des Brigades rouges et des années de plomb. Dès lors, faire du pays qui, dès 1983, condamnait Battisti par contumace à la perpétuité un État fasciste à la justice partiale est aisé, bien que moralement risqué, souligne Philippe Bilger pour qui « avoir mis l’Italie en accusation pour accréditer la thèse de son innocence » fait porter une double responsabilité à son comité de défense. Vis-à-vis de l’Italie elle-même, privée des décennies durant d’un procès « auquel elle avait droit », et vis-à-vis d’une partie de l’opinion chez qui cette « grave confusion morale » aura suscité l’adhésion. Ceci d’autant plus spontanément que ­perdure en France un attachement romantique à la figure du révolutionnaire et au concept de la lutte armée, dès lors que celle-ci est censée s’exercer « contre un pouvoir oppresseur », explique Dominique Desjeux, sociologue et anthropologue pour qui, sur ce plan aussi, Cesare Battisti « cochait toutes les cases ».

Romantisme révolutionnaire

 « En France, on est d’autant plus sensible à la notion de résistance que, à l’époque où il était réellement possible de la pratiquer, sous l’Occupation, seule une faible proportion de la population s’y sera risquée, explique-t-il. L’exalter aujourd’hui revient à la vivre par procuration, à prendre part à un combat qu’on n’a pu mener et à alimenter ce fantasme populaire ­voulant qu’il y ait une grandeur à s­­­’opposer au système qui nous domine. » Fantasme qui rend le recours à la résistance armée non seulement légitime mais admirable. « Tout cela relève d’un imaginaire ­collectif dans lequel la figure du sauveur, violent par nécessité et pur dans ses intentions, est essentielle », conclut Dominique Desjeux, pour qui, que celui-ci s’appelle Che Guevara, Robin des bois ou Cesare Battisti importe peu, l’essentiel étant qu’il s’inscrive dans ce penchant français pour « le romantisme révolutionnaire » et l’idéal de liberté qu’il véhicule… Dommage que ce même idéal ait favorisé l’imposture d’un homme qui, aujourd’hui débarrassé de son rôle de composition, a récemment déclaré s’être « moqué de tous ceux qui (l)’ont soutenu ». Difficile, pour ces derniers, d’imaginer ­réquisitoire plus sévère.

Caroline Castets

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