Si, pendant des années, la société dite d’actionnaires a prévalu, les économistes s’accordent aujourd’hui à soutenir un capitalisme des parties prenantes, un capitalisme plus juste socialement et aligné avec les enjeux environnementaux. Retour sur l’évaluation du phénomène et les défis relevés par ces experts.

La doctrine de Milton Friedman a du plomb dans l’aile. Dans les années 1970, l’économiste américain affirmait que les entreprises n’avaient pour seule responsabilité que de maximiser leurs profits et donc la valeur pour leurs actionnaires. Tout pour l’actionnaire. Le reste n’étant que "socialisme". Le prix Nobel d’économie était formel et ses certitudes en ont convaincu plus d’un, faisant de lui le créateur de la société dite "d’actionnaires".

Les mentalités ont évolué. L’épée de Damoclès du changement climatique et les crises sociales rencontrées de part et d’autre du globe font bouger les lignes. Gouvernants, entreprises et consommateurs amorcent le basculement vers un nouveau modèle et le capitalisme responsable prend de l’ampleur. Comment les économistes perçoivent-ils ce nouveau paradigme ? À partir de quelles données évaluentils le phénomène ? Quels sont les grands défis ? Des personnalités issues du monde de la finance nous apportent leurs lumières.

La donnée, l'alpha et l'oméga

"Je définirais le capitalisme responsable comme un capitalisme dont les acteurs prennent en compte l’impact collectif de leurs décisions, énonce Gilles Moëc, chef économiste d’AXA et responsable de la recherche d’AXA Investment Managers (879 milliards d'euros d'actifs sous gestion à fin septembre 2021). Ce capitalisme se différencie d’une économie de marché dans laquelle les acteurs font leurs choix en fonction essentiellement de leurs intérêts directs." Si la question de l’impact environnemental est clé pour aborder ce nouveau modèle, les sujets sociaux et de gouvernance le sont également. Une fois cela acquis, un problème majeur vient perturber le travail des économistes : l’accès à la donnée. "Une partie non négligeable de notre travail consiste à sourcer la data. Cela prend du temps et a un coût", ajoute Gilles Moëc.

 "On attend du capitalisme nouveau  qu’il s’occupe de toutes les parties prenantes : salariés, clients, sous-traitants… et non plus uniquement des actionnaires"

Or, les entreprises, surtout quand elles ont atteint une certaine taille, publient une quantité énorme de données éparses en matière d’ESG (environnement, social et gouvernance). C’est pourquoi les instances internationales travaillent à harmoniser la publication des données extra-financières. Une première mouture est attendue pour cette année. "On va bientôt avoir un instrument de mesure accepté par tous, se réjouit Patrick Artus, conseiller économique de Natixis. Je crois que c’est extrêmement important pour travailler sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et réaliser des études comparatives."

Encore trop d'angles morts

Pour le moment, nombreux sont les groupes à communiquer sur des points tels que leur bilan carbone, leurs objectifs d’émissions de CO2 pour satisfaire aux accords de Paris, leur taux de féminisation dans le conseil d’administration, leurs indices d’écarts salariaux entre hommes et femmes. Et les progrès en matière de transparence sont notables d’une année sur l’autre. Pour autant, des angles morts demeurent. "Sur la biodiversité, des efforts significatifs sont encore nécessaires", regrette Gilles Moëc, qui ajoute : "La plupart des entreprises produisent des données sur la féminisation de leurs boards. Mais, si l’on veut aller plus loin sur les questions de diversité, comme sur l’origine sociale, les données sont embryonnaires."

Certains chiffres permettent une interprétation binaire : un indice de parité bas dans une entreprise s’avère une donnée difficilement manipulable et il devient de plus en plus périlleux pour les groupes de ne pas avancer sur le sujet. D’autant que des études font le lien entre diversité et performance économique. Au-delà de l’étude de la data, les économistes émettent des propositions afin d’améliorer la prise en compte du corps social de l’entreprise. "On attend du capitalisme nouveau qu’il s’occupe de toutes les parties prenantes : salariés, clients, sous-traitants… et non plus uniquement des actionnaires", précise Patrick Artus. S’il est de plus en plus admis par exemple que des collaborateurs doivent intégrer les conseils d’administration, d’autres solutions existent. "Le board c’est la stratégie, pas le dialogue social. Or, dans les petites entreprises, ce dialogue n’est pas toujours respecté car leur taille ne les oblige pas à se doter d’instances représentant le personnel." L’économiste insiste sur l’importance du comité social et économique. Selon lui, au CSE et au board pourrait également venir s’ajouter un troisième lieu de débat. "Une troisième instance de dialogue permanent avec les autres représentants des parties prenantes", ONG incluses.

Flexibilité du travail

La chef économiste Groupe et directrice des études économiques et sectorielles de Société Générale Michala Marcussen alerte sur la nécessité de prendre en compte la transformation du marché du travail dans la transition environnementale. "Quand on parle de capitalisme responsable, on oublie trop souvent le marché du travail, déplore-t-elle. Il faut mettre en place une culture de la formation." Que ce soit au niveau politique ou à l’échelle des entreprises. "Chez Société Générale, une grande partie de nos équipes sont formées à la transition énergétique  (…). Les individus doivent avoir une bonne compréhension du sujet pour se l’approprier et s’adapter au mieux au monde de demain."

"Quand  on parle de capitalisme responsable, on oublie  trop souvent le marché  du travail"

Et, d’un point de vue économique, comment mesurer ces avancées ? Infrastructures universitaires, suivi des enquêtes Pisa de l’OCDE, budgets de formation des entreprises, indices de mobilité sociale…. Les outils ne manquent pas. Les conditions doivent être mises en place pour permettre une adaptation de la main-d’œuvre aux métiers d’avenir et aux investissements futurs. Une inconnue demeure : les visages que prendront les technologies de demain qui serviront la transition climatique. Et c’est bien parce qu’il est difficile de miser massivement sur des innovations d’avenir sans savoir à quoi elles aboutiront que certains pays rechignent à embrasser pleinement le capitalisme responsable. "Si les solutions pour arriver à une économie neutre en carbone étaient simples, la transition serait déjà achevée, soutient Gilles Moëc. Les choix technologiques et la modification des processus de production apparaissent comme extrêmement complexes."

Compléter l'Union des marchés de capitaux

La transition environnementale nécessite des investissements massifs. Ce qu’ont déjà bien compris les banques et les assureurs qui mesurent l’impact du dérèglement climatique sur le business des entreprises qu’ils financent ou les risques assurantiels liés à la multiplication des catastrophes naturelles qui résultent de la hausse des températures. "Financer les nouvelles technologies requiert du capital à risque et il est essentiel que les politiques ne préjugent pas des technologies à venir en mettant en place une réglementation qui orientent les innovations, précise Michala Marcussen. L’une des clés consiste à compléter l’Union des marchés de capitaux." Un serpent de mer européen qui peine à devenir une réalité mais que la France entend promouvoir à l’occasion de sa présidence du conseil de l’UE. "La plupart des technologies sur lesquelles la transition énergétique va s’opérer n’existent pas encore aujourd’hui. Il faut les développer et mettre en place des politiques qui les favorisent", ajoute l’économiste de Société Générale.

Le prix de la transition

Mais, quelles que soient les méthodes choisies, les coûts ne seront pas neutres. "Pour l’instant, on a vu ce que j’appelle la phase rose de la transition. Le surcroît d’investissement vient soutenir la croissance, explique l’expert d’AXA. Viendra ensuite une phase plus compliquée, la phase transitoire. Actuellement, le réchauffement climatique est un coût qui n’est pas facturé mais, si on ne fait rien, les études montrent qu’on perdra 25 % de PIB par tête. Pour éviter ce coût, on va devoir accepter une réduction des marges, une dette publique plus élevée et une baisse du pouvoir d’achat d’ici trente ans. Cependant, le jeu en vaut la chandelle."

Pour Patrick Artus, la rentabilité du capital des actionnaires est trop élevée et n’est pas adaptée aux enjeux sociaux. "On attend des entreprises des taux de rentabilité de l’ordre de 12 % ou 13%. C’est-à-dire les mêmes niveaux que lorsque les taux des dettes publiques étaient aussi hauts." Selon l’économiste de Natixis qui a écrit La dernière chance du capitalisme, cette exigence entraîne les délocalisations, empêche les entreprises d’augmenter les salaires pour refléter la hausse de la productivité, de rémunérer correctement les sous-traitants et crée des positions dominantes qui nuisent à l’innovation, nécessaire notamment pour faire face au réchauffement climatique. "Certains dirigeants seraient pour baisser les normes de rentabilité. Cela leur enlèverait bien des tracas sociaux", estime Patrick Artus. D’où l’intérêt de développer, par exemple, des fonds de pension, lesquels investissent, comme aux Pays-Bas, dans les entreprises du pays et permettent d’abaisser les niveaux d’exigence des actionnaires tout en résolvant une partie du problème du financement des retraites.

"La transition climatique est un ensemble, conclut Michala Marcussen. Quand je pense climat, je ne pense pas qu’à un capitalisme responsable mais à une économie responsable qui prenne en compte toutes les dimensions." Et celles-ci s’avèrent nombreuses. Le sujet est vaste, les opinions divergent mais le champ des possibles et des solutions est tout aussi riche. Nul doute que nous ne sommes qu’au commencement de son exploration.

Olivia Vignaud

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