En quête de rendements dans un environnement de taux très bas, de nombreux investisseurs se sont positionnés ces dernières années sur la dette privée. Comment cette classe d’actifs se comporte-t-elle alors que l’économie est touchée de plein fouet par les mesures prises par les États pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Cécile Mayer-Lévi, présidente de la commission sur la dette privée, France Invest nous répond.

Décideurs. La montée en puissance en France et en Europe du financement des entreprises en direct peut-elle être stoppée par l’épidémie de Covid-19 ?

Cécile Mayer-Lévi. De notre fenêtre d’observation, au sein de la Commission Dette Privée de France Invest ainsi que dans les activités de Dette Privée du groupe Tikehau Capital, nous estimons que la période que nous vivons produit l’effet inverse pour les financements en dette privée qui se trouvent renforcés. Cette classe d’actifs a pris son envol grâce à la crise de 2008, lorsque les banques étaient, à l’époque, fortement impactées par des contraintes réglementaires et un fort ralentissement économique. Pour les suppléer, des fonds de dette privée ont émergé et ont étendu la palette des outils de financement disponibles. Aujourd’hui, malgré une économie qui avance au ralenti, les opérations sur lesquelles par exemple le groupe Tikehau Capital était notamment engagé avant le confinement ont été maintenues.

Nous observons aussi que les potentiels acquéreurs ou vendeurs notamment les fonds de private equity se tournent vers les fonds de dette privée, qui se substituent pour partie aux établissements bancaires. Néanmoins, nous pouvons nous attendre logiquement à une réduction du nombre d’opérations puisque de nombreuses opérations de M&A sont gelées ou repoussées en attente de visibilité.

Les levées de fonds sur la dette privée vont-elles baisser significativement ?

Elles se feront probablement à un rythme moins soutenu et de façon moins régulière. Les engagements dans les fonds de dette privée sont structurés dans des fonds dits fermés, investis sur le long terme et dont l’investisseur perçoit des intérêts au cours de la vie du fonds et retrouve son investissement à la liquidation totale du fonds. Il s’agit donc d’une classe d’actifs dite patiente. Si les levées prennent plus de temps dans un tel contexte, elles ne sont pas impossibles à réaliser. C’est durant ces périodes que tous les mérites de cette classe d’actifs devraient rejaillir au grand jour. Les prochains investissements bénéficieront probablement de meilleures conditions économiques et juridiques. Des impacts sur les valorisations sont à anticiper, mais il n’y aura pas de ventes forcées dans les structures de fonds fermés sans levier. En parallèle, nous pouvons citer en exemple le marché de l’EuroPP, les initiatives qui ont émergé en 2013-2015 pourraient être reconduites afin que les assureurs apportent leur soutien aux PME et ETI, notamment via les fonds de la galaxie NOVO, NOVA ou NOVI.

"Les levées de fonds sur la dette privée se feront probablement à un rythme moins soutenu"

Les taux de défaut sont attendus en très forte hausse, dans quelles proportions ?

Les agences de rating ont déjà downgradé de nombreuses dettes senior (Broadly syndicated leveraged loans) de certaines entreprises. Elles estiment que le taux de défaut pourrait passer de 2-3 % à près de 9-10%. Certains secteurs seront plus durablement touchés par la crise. Les sociétés œuvrant dans le tourisme par exemple mettront plus de temps à redémarrer. Ces sujets seront plus complexes à traiter. Lorsque cela était nécessaire, les fonds de dette ont accepté de reporter le paiement des intérêts pour permettre aux entreprises de préserver leur trésorerie.

Dans ce contexte, je pense que les agences de notation devraient être amenées à modifier leur définition de défaut, le report d’intérêts étant ici une aide technique et momentanée.

Comment les fonds de dette privée accompagnent-ils les entreprises pour les aider à traverser la crise et à optimiser leur trésorerie ?

Il y a eu une grande réactivité de leur part, notamment concernant le report des intérêts, les aménagements de waivers et l’accord de mettre en place de la dette supplémentaire. Plusieurs modalités ont été mises en œuvre en reportant ou en allongeant la durée des échéances ou en les capitalisant. Pour un grand nombre d’opérations, la documentation juridique intègre des covenants à respecter permettant notamment aux prêteurs d’obtenir un remboursement anticipé lorsque certains objectifs ne sont pas atteints, notamment celui du ratio de levier. Or dans le contexte actuel, à la fois le numérateur et le dénominateur ont été impactés conduisant à un bris de ces ratios à respecter, les fonds de dette ont souvent accepté de différer ces tests le temps d’avoir plus de visibilité. Enfin, dans la mesure où les sociétés avaient accès aux programmes d’aides gouvernementales et notamment l’octroi de Prêt Garanti par l'État (PGE), les fonds de dette ont autorisé les entreprises à augmenter leur endettement. Leurs équipes ont également apporté leur soutien afin que ces aides soient mises en œuvre dans les meilleures conditions.

"Les agences de notation estiment que le taux de défaut pourrait passer de 2-3 % à près de 9-10%" 

Avant l’épidémie, on avait noté une détérioration de la protection des prêteurs avec une diminution du nombre de covenants et de leur niveau. Cette situation fragilise-t-elle la position des prêteurs ?

La concurrence entre les fonds d’investissement aidant, les prêteurs se sont retrouvés en position de faiblesse vis-à-vis des emprunteurs. La crise devrait déplacer le point d’équilibre dans les négociations entre prêteurs et emprunteurs. Avant la crise, certaines dettes seniors ont été assorties d’exigences moins strictes dite « cov-loose ». Cependant, même si les marges de manœuvre des prêteurs ont été réduites, les difficultés que nous traversons sont si extrêmes et inattendues que le non –respect fini par s’appliquer. Si les situations d’endettement devaient se dégrader, les fonds de dette privée devraient être en mesure de faire jouer les clauses liées aux non-respects des covenants et obtenir que les actionnaires soient aussi en mesure de contribuer au rétablissement d’une situation financière solide.

Quel est l’impact de la crise sur les taux de rendement proposés par les fonds de dette privée ?

Le risk return devrait s’améliorer. La concurrence avait pu, en partie, détériorer les rendements de cette classe d’actifs. Nous espérons, des niveaux en phase avec les attentes des investisseurs.

Quels conseils donneriez-vous aux investisseurs qui s’intéressent à cette classe d’actifs ?

Entrer aujourd’hui sur cette classe d’actifs peut être pertinent. Les conditions financières mais aussi les protections des prêteurs se sont améliorées. Les investisseurs doivent cependant faire attention aux leviers proposés et privilégier les équipes d’asset managers expérimentées. La bonne diversification des investissements est aussi un atout. Mieux vaut ne pas être trop exposé à un secteur ou à une industrie en particulier. Soulignons également que cette classe d’actifs s’inscrit sur un investissement de long terme et réclame donc de la patience. Enfin, l’analyse ESG, reposant sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance constitue un moteur de performance à prendre en compte. Les sociétés concentrées sur ces sujets se montrent plus dynamiques, mieux adaptées aux changements sociétaux qui se préparent et seront, in fine, plus performantes.

Propos recueillis par Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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