Les enjeux stratégiques du secteur healthtech – santé, innovation, souveraineté – sont indéniablement ses meilleurs atouts de croissance. Comment ce secteur a-t-il déjoué les pronostics durant la crise Covid et trouvé les ressorts de son financement ?

Les healthtechs ont levé plus de fonds en capital-risque durant le premier semestre 2020 qu’en 20191. Malgré l’absence d’IPO sur Euronext dans ce secteur depuis un an, les marchés boursiers n’ont pourtant pas faibli (plusieurs placements privés, offres publiques et lignes de financement en fonds propres), délaissant toutefois les sociétés à faible capitalisation qui peinent à offrir une liquidité. Le secteur apparaît fortement résilient en période de crise. Les enjeux liés à la santé, à l’inclusion du digital et de la data pour offrir de nouvelles solutions prédictives, personnalisées et d’amélioration des traitements ouvrent des perspectives de marchés et d’attraction des investisseurs. Les entreprises de la santé numérique ont naturellement augmenté leurs activités : téléconsultations, outils de diagnostic, solutions de suivi pour les patients et les praticiens. Un nombre important de biotechs ont immédiatement réorienté une partie de leur R&D vers la Covid-19. Sans minimiser les difficultés évidentes que les sociétés ont globalement rencontrées (arrêt des essais cliniques, difficultés d’approvisionnement…), on constate avec optimisme que les healthtechs gagnent en maturité et ont démontré une grande agilité pour adapter leur financement à la situation, alimentant un cercle vertueux de l’écosystème qui a lui-même proposé des solutions innovantes.

La boîte à outils de la crise

Tous les outils offerts par la situation de crise ont été utilisés : chômage partiel, télétravail, délais de paiements et remises des cotisations sociales et fiscales, ­remboursement accéléré du CIR, recours aux PGE (les sociétés techniquement "en difficulté" sont désormais éligibles à des prêts spécifiques distribués par Bpifrance), activation des aides de fonds de solidarité de l’État et des régions. De nouveaux dispositifs ont vu le jour : avances remboursables et prêts à taux bonifiés, appel à projets PSPC Covid-19via Bpifrance.

Des tours de financement restructurés

Les tours de financement (449 M€ contre 306 M€ au premier semestre 2019) ont eu lieu malgré tout. Lancés avant le confinement, ils se sont poursuivis plus chaotiquement parfois et avec des délais allongés par des due diligences plus poussées par la prudence des investisseurs. Ce fut l’occasion de repenser la structuration juridique des tours : insertion de MAC clauses (Material Adverse Change) entre le signing et le closing et d’une tranche d’investissement à l’autre ; tranching sur la base de milestones démultipliés ; discussions plus difficiles sur la valorisation conduisant à des mécanismes de ratchet (relution) à la baisse ou à la hausse entre les tranches de financement ; sensibilité exacerbée sur les representations & warranties, les clauses de good et bad leaver et l’octroi d’incentive au management. Les fondateurs ont démontré leur esprit d’entreprise pour rassurer des syndicats d’investisseurs plus ­protectionnistes. 

"Les healthtechs ont gagné en maturité et démontré une grande agilité pour adapter leur financement à la situation"

Le recours à d’autres types d’investissement

Les actionnaires historiques ont répondu présent soit en participant aux tours soit en octroyant plus d’avances en compte courant et de bridge financings qu’à ­l’accoutumée, via des obligations convertibles en actions. La négociation s’est concentrée sur la décote de conversion en actions du tour suivant et le sort de ces bridges en l’absence de tour.

Bpifrance a accompagné ces bridges avec son fonds French Tech Seed en amorçage (obligations convertibles en actions) et le French Tech Bridge récemment réabondé, dans une logique plus capitalistique entre deux levées de fonds (obligations convertibles ou avec un equity kicker sous forme de bons de souscription d’actions). La Banque européenne d’investissement continue à mettre à disposition des prêts avec bons de souscription d’actions jusqu’à 40 M€. Le Conseil européen de l’innovation (EIC) a lancé un programme très sélectif, EIC Accelerator, doté de 80 Md€, qui octroie des financements à des sociétés innovantes à fort potentiel : plusieurs healthtechs françaises ont été sélectionnées. La combinaison de ces outils complexifie certes la structure juridique des tours, mais permet de patienter pour construire le tour suivant.

Là où certains dossiers auraient été financés uniquement par des VC, les fonds corporate venture (CVC) s’invitent fréquemment à la table des négociations, malgré leurs demandes spécifiques (droit de veto sur des décisions impliquant leurs concurrents, droits d’information et de compliance renforcés, droits de premier refus ou d’option en cas de cession M&A). L’écosystème fait preuve ­d’ingéniosité pour réconcilier les typologies ­d’investisseurs en intégrant leurs contraintes industrielles, compensées par leur investissement à long terme et leur capacité à offrir des partenariats stratégiques. On constate à cet égard que tous les corporate ont désormais leur bras armé venture : Merck, Takeda, ­Danaher par exemple ont participé à des tours ­conséquents ce semestre.

Les partenariats avec les Big Pharma se sont maintenus, voire accélérés, en particulier pour les biotechs qui concentrent l’innovation en immuno-oncologie, neurologie, thérapie génique et pour le traitement des maladies rares. Ces partenariats deviennent des sources de financement très substantiels en equity et/ou à travers des paiements d’upfront et de milestones d’étapes.

"L’ écosystème souffre encore d’un déficit de fonds français pour financer la ­croissance et l’émergence de championnes de la healthtech"

De plus en plus de healthtechs ambitionnent de se coter directement au ­Nasdaq, malgré les critères très sélectifs de ce marché et l’ampleur du chantier (6 à 9 mois, une rédaction du F-1 fastidieuse, des travaux comptables extrêmement poussés). Preuve de la maturité du secteur ou déficience de nos marchés financiers ?

De nouveaux acteurs

Des fonds de crossover français, européens3 et américains continuent à se créer évitant aux healthtechs l’écueil d’une IPO prématurée, tandis que des géants du private equity s’intéressent de plus en plus au secteur et lèvent des fonds de taille ­inégalée (Blackstone : 4,6 Md$). Plus de vingt sociétés pharmaceutiques de premier plan ont annoncé le lancement du Fonds d’action contre l’antibiorésistance doté de 1 Md$. L’ écosystème souffre encore d’un déficit de fonds français pour financer la ­croissance et l’émergence de championnes de la ­Healthtech.

Des SPAC (Special Purpose Acquisition Company) se sont cotés récemment sur le ­ ­Nasdaq, levant des fonds en vue ­d’acquérir des cibles parmi lesquelles on imagine potentiellement des sociétés de la healthtech françaises, dont les ­valorisations restent très attractives. On  prédit que dans ce contexte porteur, les ­opérations de M&A devraient revenir par nécessité de ­consolidation pour atteindre la taille ­critique et du fait de la faible capitalisation de certaines ­Healthtech sur Euronext ; en témoignent les trois projets d’OPA lancés cet été par des acteurs étrangers4.

Notes:

1 Baromètre EY du capital risque en France (premier semestre 2020).

2 "Projets Structurants pour la Compétitivité spécifique à la crise sanitaire", dispositif de soutien financé par le Programme d’investissements d’avenir.

3 Sofinnova, Forbion Growth par exemple.

4 Integragen, Medicrea et Genkyotex.

Emmanuelle Porte et Sylvie Hamel

Sur les auteurs. Emmanuelle Porte et Sylvie Hamel sont respectivement associée et counsel de l’équipe corporate de Bird & Bird à Paris, spécialisées en life sciences. Elles conseillent régulièrement des healthtechs pour leurs financements et leurs opérations M&A et boursières.

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