La crise actuelle met à mal l’Union européenne sur le plan sanitaire. Si l'outil numérique a démontré son utilité dans la gestion de l’épidémie via les applications de tracing, les États européens avancent en ordre dispersé pour les mettre en œuvre, sur fond de rapport de force avec les géants Apple et Google.

"Une Europe de la santé n’a jamais existé. Elle doit devenir notre priorité", lançait sur Twitter Emmanuel Macron, le 18 mai. L’objectif est louable. La santé de demain se jouera également avec le numérique mais, dans les faits, la crise révèle différents écueils sur le plan européen.

Considérée comme un modèle, la Corée du sud a montré au monde entier l’utilité des applications de "contact tracing" dans la maîtrise de l’épidémie. La péninsule n’a dénombré que 441 nouveaux cas au mois de mai contre 819, au plus fort de l’épidémie, pour la seule journée du 29 février. Fondées sur le volontariat, les applications disponibles reposent sur la géolocalisation, via GPS, des individus testés positifs.

Un consortium de huit pays

Face à l’urgence sanitaire, les États européens ont compris qu’il fallait saisir cette opportunité. Un consortium de chercheurs et spécialistes (PEPP-PT) venus de huit pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Italie, France et Suisse) a vu le jour fin mars dans le but de créer un protocole clé en main. Contrairement à la ligne sud-coréenne, ce groupe travaille sur une application garantissant l’anonymat et fonctionnant grâce au Bluetooth.

Autre point majeur, les données captées par les smartphones qui téléchargeront l’appli seraient centralisées, c’est-à-dire que les autorités stockeraient les données sur des serveurs dédiés et les supprimeraient après un certaine laps de temps. Bien que le risque de piratage existe, ce système garantirait la propriété des États sur les données collectées. 

"Apple et Google ont noué une alliance inédite pour produire ensemble leur solution"

Dans le même temps, Apple et Google ont noué une alliance inédite pour produire ensemble leur solution. Dès le 29 avril, ils livraient une première version. Si celle-ci reprend l’utilisation du Bluetooth, elle se fonde surtout sur la décentralisation des données, ce qui signifie que ces dernières ne sortent jamais du téléphone.

Le problème du Bluetooth

C’est là que la volonté de souveraineté européenne se heurte à la dure réalité. D’abord sur le Bluetooth, car si l’application fonctionne en permanence via ce système alors cela n’est possible que de deux façons : soit en laissant l'application ouverte et active en "premier plan", ce qui sollicite énormément la batterie et empêche d'utiliser les autres fonctionnalités du smartphone, soit en l'autorisant à fonctionner en "arrière-plan". Or cela est incompatible avec iOS et Android, les systèmes d'exploitation d'Apple et Google. Un terrain sur lequel les Américains dictent leur loi et qui, ces dernières années, ont choisi de restreindre considérablement le fonctionnement des applications en "arrière-plan" pour éviter le siphonnage de données. Plusieurs États sont entrés en négociation avec eux, à l’instar de la France, mais sans grand succès.

"Certains pays comme l’Allemagne ont décidé de faire volte-face et de choisir l’interface proposée par les deux géants"

Ensuite, en matière de stockage des données, étant donné le poids des deux géants, certains pays comme l’Allemagne ont décidé de faire volte-face et de choisir l’interface proposée par ces derniers. L’Autriche et la Suisse ont également décidé de prendre la même direction. Outre-Rhin, le débat s’est notamment porté sur les risques de cybersurveillance des citoyens. Ce choix permet également de gagner un temps précieux en programmation et négociation. Il garantit surtout que l’application sera disponible sur les deux systèmes d’exploitation, présents sur pratiquement tous les smartphones.

En contrepartie, ces pays, en acceptant la décentralisation des données, perdent leur souveraineté sur ces dernières. Concrètement, cela signifie que leurs systèmes de santé ne pourront pas savoir quels citoyens utilisent l’application ni même s’ils ont été testés positifs.

La France et le Royaume-Uni n’abdiquent pas

Pour l’heure, la France se trouve de plus en plus isolée dans son projet StopCovid qui doit fonctionner sans avoir recours à l’alliance Apple-Google. Le gouvernement a indiqué que l’application serait prête le 2 juin. Les Britanniques restent sur la même ligne. Le National Health Service travaille sur la solution concoctée par Palantir, une société américaine spécialisée dans le traitement de données.

L’Italie, quant à elle, n’a pas fait de choix définitif. L’Espagne, non plus, bien qu’elle penche pour l’outil proposé par les deux mastodontes de la Silicon Valley. Un état des lieux d’où il ressort qu’avec une Europe si dispersée pour le développement de simples applications, rien n’est moins sûr qu’elle donne naissance à une "Europe de la santé".

Victor Noiret

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