En février, dans un dossier aussi vieux que retentissant, la cour d’appel de Paris a condamné quatorze sociétés dont trois françaises pour des faits de corruption d’agent public étranger. Le juge français est-il en passe de clôturer le deuxième volet d’une saga politico judiciaire qui dure depuis plus de trente ans ?

Le couperet est tombé le 19 février dernier : la cour d’appel de Paris a condamné Renault Trucks, Legrand et Schneider Electric pour avoir contourné le programme de l’ONU « Pétrole contre nourriture ». Une sanction directement liée à la précédente condamnation de Total lors du premier volet de l’affaire. L’imbroglio juridique remonte aux années 1990.

Programme détourné

Tout commence au Proche-Orient en août 1990. L’Irak, alors gouverné par Saddam Hussein, envahit puis occupe pendant sept mois le Koweït. C’est le début de la Guerre du Golfe, qui débouchera sur l’intervention des forces armées américaines en janvier 1991. Un embargo économique, suspendant la vente d’armes, est mis en place contre l’Irak pour empêcher son réarmement et neutraliser le régime du dictateur. À l’époque fortement affaibli par sa précédente guerre contre l’Iran, l’Irak affiche une économie reposant essentiellement sur le pétrole et qui importe 70 % de sa nourriture. Le blocage pénalise alors lourdement la population locale, qui ne peut s’approvisionner correctement en denrées alimentaires, en traitements pharmaceutiques ou encore en matériel chirurgical... Face à cette crise qui a coûté la vie à 500 000 enfants en six ans, l’ONU décide d’atténuer les effets de l’embargo en adoptant la résolution 986, dite « Pétrole contre nourriture », grâce à laquelle Bagdad est autorisé à vendre une quantité limitée de pétrole à des pays désignés par l’ONU en échange de l’achat de vivres et de médicaments.

Le régime de Saddam Hussein détourne cependant le programme onusien grâce à deux mécanismes : le premier alloue à certains de ces pays (ceux qui pratiquaient un lobbying en faveur de la levée de l’embargo, des alliés donc) des barils de brut sous forme de bons d’achat, barils dont la revente aurait enrichi des responsables d’associations, des hommes d’affaires, des journalistes et d’anciens diplomates. Le deuxième impose aux compagnies qui veulent bénéficier du programme des surcharges de 10 % par rapport aux tarifs déclarés à l’ONU sur chacun des contrats d’achat. Cette surfacturation était reversée au régime de Saddam Hussein grâce à l’intervention d’intermédiaires et de sociétés écran, dont les sociétés françaises faisaient partie. Ces mécanismes auraient rapporté environ un milliard de dollars américains au régime irakien.

Poursuites en deux volets

C’est en 2003 que le scandale éclate dans la presse. Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, diligente en avril 2004 une enquête indépendante présidée par Paul Volcker, lequel rend son rapport en avril 2005. La commission Volcker révèle ces montages financiers et identifie les entreprises étrangères impliquées dans ces paiements illicites. Des sociétés sont alors poursuivies pour abus de biens sociaux, trafic d’influence actif et corruption active d’agent public étranger. Plusieurs font dans un premier temps l’objet d’une enquête diligentée par le Department of Justice (DoJ) américain. « Certaines ont conclu des accords transactionnels, des “deferred prosecution agreement” (DPA), explique Sophie Scemla, une avocate intervenant sur le dossier. Elles ont reconnu les faits et payé de très importantes amendes aux États-Unis pour éviter les poursuites judiciaires », poursuit l’associée chez Eversheds Sutherland. En application du principe non bis in idem selon lequel nul ne peut être poursuivi deux fois pour les mêmes faits, ces sociétés déjà sanctionnées outre-Atlantique n’étaient pas censées faire l’objet de poursuites en France. Faute de pouvoir caractériser l’existence d’un autre fait de corruption, de nombreuses juridictions étrangères (Belgique, Allemagne et Pays-Bas notamment) abandonnent les poursuites. Le juge français refuse cependant d’appliquer le principe non bis in idem au motif que « l’accord était signé suivant le chef d’inculpation de vol aggravé et non de corruption d’agent public étranger ». Des poursuites sont alors engagées dans un second temps en France pour les mêmes faits, avec un premier volet « pétrole » et un deuxième volet « nourriture ». Les sociétés françaises et étrangères en cause, parmi lesquelles Renault Trucks, Legrand et Schneider Electric, sont poursuivies pour corruption.

Insécurité juridique

Dans le premier volet français de l’affaire, le tribunal correctionnel de Paris avait relaxé en 2013 les 17 prévenus (15 personnes physiques et 2 personnes morales). Le ministère public avait fait appel du jugement devant la cour d’appel de Paris, laquelle avait condamné les sociétés poursuivies. Total et ses homologues se sont pourvus en cassation mais la juridiction de dernier degré a confirmé leur condamnation définitive pour corruption d’agent public étranger.

Entre-temps, un second jugement, portant sur le deuxième volet de l’affaire « Pétrole contre nourriture II » est rendu le 18 juin 2015 par le même tribunal qui relaxera également d’autres personnes physiques et morales. Là encore, le ministère public fait appel : les sociétés françaises sont condamnées le 15 février 2019 à des amendes avec sursis allant de 30 000 euros à 430 000 euros. « Cette affaire illustre l’insécurité juridique dans laquelle se trouvent les justiciables, en raison du caractère extraterritorial de l’infraction de corruption d’agent public étranger, car ils peuvent être condamnés pour les mêmes faits dans plusieurs juridictions », note Sophie Scemla. Pour l’avocate, la condamnation de Total est contestable : « La Cour de cassation ne s’étant pas interrogée sur la légalité du paiement en droit irakien pour déterminer si le délit de corruption était constitué. » Dans le même sens, Patrice Spinosi, l’un des avocats de Total dans le dossier, estime dans les colonnes du Monde qu’il n’y avait pas de corruption d’agent public étranger dans la mesure où le bénéficiaire de l’infraction est l’État lui-même, et non un fonctionnaire. « Le raisonnement de la Cour de cassation, repris aujourd’hui par la cour d’appel, revient à considérer que le paiement d’une taxe imposée par une autorité étatique pourrait être constitutif de corruption », ajoute Sophie Scemla.

Interdit de marchés publics

Patrice Spinosi relativise : « La cour d’appel condamne parce qu’elle ne peut pas ignorer la précédente décision de la Cour de cassation, mais cela n’a aucune conséquence. » D’autres parlent de sanction symbolique. Mais ce n’est pas si simple. Si le montant des amendes infligées à Renault Trucks, Legrand et Schneider Electric reste léger voire dérisoire pour des entreprises de cette taille, d’autres conséquences sont, elles, bien plus violentes. En effet, une condamnation du chef de certaines infractions pénales entraîne automatiquement des mesures d’interdiction de participer à des marchés publics. « En application de l’article 45 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, les entreprises définitivement condamnées du chef de corruption d’agents publics étrangers sont exclues des procédures de passation des marchés publics pour une durée de cinq ans à compter du prononcé de la ­condamnation, relève Sophie Scemla. Les autres États européens peuvent prononcer des mesures similaires. Ce type d’affaire porte gravement atteinte à la réputation de l’entreprise. » Les sociétés condamnées ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation. Les juges reverront peut-être leur interprétation du droit international, ajoutant encore des incertitudes quant aux poursuites pour corruption internationale.

Marine Calvo (marine_clv)

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