Les Russes sont nombreux à manifester depuis plusieurs semaines et les raisons de la colère sont multiples. Mais les autorités parviennent à contrôler la situation en maniant la carotte et le bâton. Décryptage avec Anna Colin Lebedev maitresse de conférences à l’université Paris Nanterre et spécialiste du monde russe.

Décideurs. Pourquoi les Russes descendent-ils dans la rue ? Est-ce uniquement pour soutenir Alexeï Navalny ?

Anna Colin Lebedev. Il est assez délicat de répondre à la question avec précision puisqu’il n’y a pas d’étude sérieuse sur le sujet pour l’instant. L’arrestation d’Alexeï Navalny et la question des libertés publiques sont des motifs invoqués par une partie des manifestants, c’est certain. Mais la liste des griefs varie selon les villes et les personnes. Par exemple, dans l’Extrême-Orient russe, la principale source de mécontentement semble être la trop grande mainmise de Moscou sur la gestion locale, notamment avec des gouverneurs parachutés. C’était déjà le cas à Khabarovsk il y a quelques mois. L’arrestation de l'opposant semble être un prétexte qui fédère les mécontents.

Vu de l’étranger, nous pouvons penser que le documentaire de Navalny sur la corruption du régime et de Vladimir Poutine est le prétexte central de la colère. Certes, la vidéo a été très visionnée, elle a créé de l’émoi, mais pas au-delà du cercle des traditionnels indignés. Les Russes sont habitués à la corruption et ont globalement une conception désabusée de la politique.

"Les Russes ont globalement une conception désabusée de la politique"

Quel est le profil des manifestants ?

Le pays est si grand et si divers qu’il est impossible de brosser le portrait type du manifestant ; d’autant plus que les motifs de colère sont variés. Au-delà du noyau dur des protestataires habituels, on constate la présence de nombreux jeunes qui n’ont connu que le régime en place. En examinant les vidéos des cortèges, on remarque une proportion importante de 50 et 60 ans. Contrairement aux idées reçues, cette génération n’est pas constituée d’homo sovieticus. Cette classe d’âge a commencé sa vie d’adulte dans la Russie post-soviétique, elle a connu la chute d’un empire et l’émergence d’une démocratie. En tout cas, nous ne sommes pas face à une contestation massive de type biélorusse.

Comment les autorités réagissent-elles ?

Le régime russe est hybride : il est autoritaire mais plutôt à l’écoute des revendications du peuple. Seule condition : tout doit passer par des canaux contrôlés par le pouvoir comme les conseils locaux ou les chambres civiques. En revanche, pour les autorités, contester dans la rue est inacceptable, c’est un principe de base en Russie. On peut parler de système de carotte et de bâton efficace.

En dépit des images choquantes diffusées ces dernières semaines, les forces de l'ordre ont évité d'utiliser excessivement la violence, ce qui explique le faible nombre de blessés. Un policier qui a blessé une manifestante est même allé publiquement s’excuser à l’hôpital. C’est une première ! Les forces anti-émeute sont aujourd'hui bien équipées et formées spécifiquement pour circonscrire les manifestations de ce type. Le régime de Poutine ne se sent pas menacé par la rue; il est convaincu d'avoir la situation sous contrôle.

Comment le régime communique-t-il ?

Le message consiste à affirmer que les manifestations sont organisées par l’étranger, qu’il s’agit de subversion de personnes extrêmement minoritaires. Les médias couvrent le sujet, mais pas en Une. Tout est fait pour montrer qu’il s’agit d’événements mineurs et les raisons qui poussent les gens dans la rue ne sont pas évoquées. La couverture est plus nuancée dans la presse écrite qu’à la télévision.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

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