Un dirigeant turc en perte de popularité qui joue la carte du nationalisme et de l’identité islamique, des Américains occupés par la présidentielle, des Européens divisés, des pays sunnites inquiets… Plusieurs facteurs expliquent la situation explosive en mer Égée estime la journaliste Ariane Bonzon, auteure de "Turquie, l’heure de vérité".

Décideurs Magazine. Erdogan utilise-t-il le bras de fer avec la Grèce avant tout à des fins de politique intérieure ?

Ariane Bonzon. D’une certaine manière oui. La situation économique est telle qu’il n’est plus en mesure d’assurer une forte croissance et une hausse du niveau de vie, au fondement du contrat social qu’il avait conclu avec son électorat et qui a fait son succès. Sa cote de popularité se porte mal et il est contraint de s’allier avec un parti ultra-nationaliste, le MHP. Ce qui explique qu’il ne joue pas seulement la carte islamique mais aussi nationaliste.

Les tensions avec la Grèce s’inscrivent dans la cette volonté de projeter la puissance turque, y compris militaire, sur la scène extérieure : comme on le voit en Afrique, en Libye et maintenant dans la Méditerranée, pour certaines anciennes terres et mers ottomanes. Sur la scène intérieure, la re-transformation de la basilique byzantine Saint Sophie en mosquée, permet de réaffirmer la souveraineté turque et de flatter le camp islamiste qui a pu se détourner de Recep Tayip Erdogan.  Cette stratégie vise à préparer au mieux les élections de 2023, centenaire de la république fondée par le général Mustafa Kemal.

Existe-t-il une union sacrée en Turquie ?

Pour les Turcs de tout bord politique, les questions de souveraineté nationale sont importantes, et celle de la souveraineté maritime en mer Égée tout particulièrement (pour avoir accès à des ressources énergétiques, pour redéfinir les frontières maritimes...) . Avec plusieurs milliers d’îles et ilots grecs, si l’on respectait le droit international à la lettre la mer serait un "lac grec" comme disent les Turcs. D’ailleurs, le parti kémaliste (CHP) ne s’oppose pas à un redécoupage des frontières maritime dans l’intérêt de la Turquie. Ce qui explique le relatif silence de l’opposition et le soutien aux incursions de la marine turque.

L’UE semble divisée : la France est offensive, l’Allemagne joue la carte de l’apaisement…

La diplomatie française n’est pas prête d’oublier l’opération de l’armée turque en Syrie en octobre 2019 visant les Kurdes autonomistes syriens, alliés de la coalition anti-Daech. C’était le retrait américain et une certaine passivité de l’Otan et de l’UE qui avait laissé le champ libre aux Turcs. Paris veut donc éviter que la Turquie profite de l’atonie américaine et européenne, d’où l’envoi de forces françaises dans la zone. Cet activisme permet à la France de peser comme puissance européenne, c’est aussi un signal très fort envoyé à d’autres pays de la région (Égypte, Arabie-saoudite, Émirats Arabes Unis) qui, bien que sunnites, commencent à craindre l’expansionnisme turc.

"Les pays sunnites de la région commencent à craindre l'expansionnisme turc"

Par rapport à la France, l’Allemagne continue à dialoguer étroitement et de manière constructive avec Ankara. Plusieurs facteurs expliquent ce bon contact : liens traditionnels entre les deux pays, méfiance extrême d’Angela Merkel pour le bruit des bottes, priorité pour la négociation au fondement d’ailleurs de l’Union européenne.  Soulignons aussi que l’Allemagne compte au minimum 3,5 millions de ressortissants turcs ou germano-turcs sur son sol. Et que l’accord sur les réfugiés de mars 2016 qu’a signé l’UE avec la Turquie l’a été à l’initiative de l’Allemagne ; la chancelière est obsédée - à juste titre - par la perspective que le Président Erdogan procède de nouveau à un chantage aux réfugiés vis-à-vis de l’Union européenne

La situation va-t-elle s’apaiser à moyen terme ?

Personne n’a intérêt à l’escalade. La Turquie passe à l’offensive maintenant car la conjoncture est favorable : les États-Unis ont les yeux rivés sur l’élection présidentielle, Angela Merkel est sur le départ, le Royaume-Uni du Brexit joue perso, les Occidentaux sont écrasés par la crise sanitaire et ses implications économiques et sociales. L’objectif turc est d’avancer ses pions au maximum. Pour négocier ensuite, mais en position de force, sans doute après les élections américaines.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

Ariane Bonzon, journaliste et essayiste, spécialiste de la Turquie après avoir été en poste à Johannesbourg, Jérusalem et Istanbul. Dernier livre : Turquie, l’heure de vérité (Empreinte, temps présent, 2019)

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