Si la transformation digitale reste l’horizon de nombreuses industries, le secteur de la musique la regarde déjà dans son rétroviseur. Les fichiers audios, faciles à télécharger car peu volumineux, s’échangent depuis qu’Internet a envahi les foyers. Dans ce contexte, les acteurs du disque, dominants autrefois, doivent se réinventer. Stéphane Le Tavernier, à la tête de Sony Music France, décrypte cette transformation.

Décideurs. Quels sont les points divergents entre votre métier d'aujourd'hui et celui de l'ère pré-Internet ?

Stéphane Le Tavernier. Le cœur de métier d’une maison de disques n’a pas changé. Nous demeurons un partenaire essentiel pour les artistes puisque notre rôle consiste à découvrir des talents et les aider à faire croître leur public, leur notoriété ainsi que leur carrière artistique. Toutefois, l’environnement et les moyens mobilisés ont été bouleversés avec l’arrivée d’Internet. Le secteur de la musique a été l’un des premiers à être affecté dans son modèle et son économie par le digital. Du téléchargement et de l’échange illégal de titres dès le début des années 2000, au développement d’une offre légale et du streaming, sans oublier l’essor des réseaux sociaux, ces différents modes de consommation et d’échange de la musique ont eu un impact sur notre métier. D’abord, la découverte de nouveaux talents a été accélérée. Autrefois, se faire remarquer relevait du parcours du combattant : envoyer des démos, jouer sur des scènes locales, participer à des radios crochets... Désormais, avec le digital, les artistes en devenir peuvent vite se faire remarquer par les labels et un premier public. Deuxièmement, nous sommes face à une nouvelle génération d’artistes présentant des projets plus aboutis. Internet a mis à leur disposition de multiples sources d’inspiration pour leur musique et leur image. Enfin, en ce qui concerne la distribution de musique, la révolution est aussi notable. La mise à disposition de la musique au public n’est plus un enjeu. Les plateformes digitales permettent à toutes les musiques et à tous les artistes d’être accessibles, ce qui était impossible dans les rayons des magasins. L’objectif est à présent d’émerger et de sortir de la masse. Nous avons dû repenser le modèle. Les artistes ont à présent besoin d’accompagnement sur cette problématique. Alors nous mettons à leur disposition des services pour rendre plus visible leur création et leur communication auprès du public. Sur les derniers albums de Julien Doré ou Jain, ce sont plus de cent collaborateurs qui sont impliqués sur la chaîne de valeurs du projet.

Quelle initiative innovante Sony Music a-t-elle mis en place pour tirer profit de ce nouveau contexte ?

Il y a deux ans, nous avons organisé une campagne de recrutement sous l’aspect d’un concours, “La Sony Music Talent Factory”. Il s’agissait de recruter des Talents Scouts, c'est-à-dire les personnes capables de repérer les stars de demain. L’opération, relayée sur toute la France par nos partenaires et les réseaux sociaux, a attiré de nombreux candidats. Près de 2 000 candidatures ont été enregistrées alors que généralement sur ce type de poste nous en recevons à peine une centaine. L’innovation autour de ce projet résidait autant dans notre capacité à promouvoir ce concours via de nouveaux réseaux que dans les modalités de recrutement. Au lieu de demander un CV en bonne et due forme aux candidats, nous leur avons proposé d’exprimer en vidéo leur passion pour la musique ! Le critère de sélection reposait sur la qualité de leur création audiovisuelle, car cela reste un enjeu majeur pour les artistes se lançant sur Internet. Nous en avons sélectionné 24 pour une journée de master class dans nos locaux avant que six d’entre eux ne s’envolent pour Londres, Berlin et New York pour un séjour immersif de dix jours dans nos filiales à la rencontre des cultures musicales locales. En septembre 2018, trois d’entre eux rejoignaient en CDI les équipes artistiques de nos labels (Arista, Columbia et Jive Epic). Cette action constitue une façon innovante d’utiliser toutes les fonctionnalités des réseaux. Elle est bénéfique pour Sony Music. Nous avons pu à la fois informer le grand public du métier d’une maison de disques, profiter d’une génération très connectée dont font partie les artistes d’aujourd’hui, et envoyer un signal fort aux jeunes : l’industrie musicale recrute à nouveau.

Comment la société Sony Music s’est-elle adaptée en interne ?

Nous nous sommes mis au rythme du monde actuel en développant de nouveaux savoir-faire (30 % des métiers chez Sony Music n’existaient pas il y a cinq ans), en particulier en analyse de données. C’est une mine d’informations incontournable pour comprendre le public et développer les bonnes stratégies de communication autour de nos artistes. Ce mouvement concerne aussi tous les métiers associés aux réseaux sociaux puisqu’ils constituent un élément déterminant dans l’élaboration de la carrière d’un artiste. Enfin, d’une manière générale, nous développons plus de polyvalence pour les métiers traditionnels d’un label de musique, qu’ils soient artistiques, relations publiques ou marketing. 

« Avec le digital, les artistes en devenir peuvent vite se faire remarquer par les labels et un premier public »

Quel est votre business model ? 

Le streaming est en passe d’être un pari réussi puisque l’utilisation de ces plateformes s’inscrit dans les mœurs de consommation. Au total, ces plateformes (Deezer, Spotify, Apple Music…) comptent quatre millions d’abonnés payants en France (120 M dans le monde) mais nous en espérons davantage. À date, ce nouveau mode de consommation permet de renouer avec une croissance du marché. Depuis deux ans, il croît entre 3 et 4 points par an, après quinze années de régression. Nous pouvons nous réjouir mais nous sommes encore bien loin du pic des revenus de l’industrie en France, à savoir 1,5 milliard d’euros en 2002 (contre près de 600 millions en 2017). À terme, la majorité de nos revenus seront issus du streaming. Mais aujourd’hui, nous devons maintenir un business model pour moitié sur de l’achat de supports physiques et pour moitié sur l’écoute digitale. Afin de compléter notre revenu principal, nous proposons d’autres services aux artistes comme des partenariats avec des marques pouvant se concrétiser par des campagnes publicitaires ou du booking de live privés. Nous élaborons aussi beaucoup de tournées pour nos artistes puisqu’il y a dix ans nous avons acquis Arachnée, une société de production de concerts. C’est une véritable valeur ajoutée de Sony Music car à l’origine les maisons de disques ne détenaient pas cette activité.

Pourquoi les plateformes de streaming musical connaissent-elles un si grand succès ?

La vraie plus-value du streaming ne repose pas sur « l’accès à toute la musique ». Ce sont plutôt les possibilités de découverte, d’organisation et de partage de la musique qui sont différenciantes. L’auditeur a besoin de prescription en musique, n’importe qui se sent perdu devant 45 millions de titres. L’engouement pour ces plateformes tient par conséquent à la pertinence de leur algorithme et aux possibilités d’usage qu’elles proposent. Leur succès est comparable à celui des réseaux sociaux en matière d’ergonomie et d’adoption. 

La question des droits d’auteur dans le marché numérique unique en Europe est au cœur de vifs débats entre artistes et GAFA. Quelle est votre position sur ce dossier ?

La législation doit être remaniée car l’Internet d’il y a trente ans n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. Certains acteurs profitent malheureusement du statut avantageux d’hébergeur en ligne alors qu’ils éditent aussi des contenus. Ils ne cessent de décliner leur responsabilité d’éditeur alors que leurs sociétés suggèrent et proposent de façon automatisée des contenus musicaux… Par conséquent, il existe une distorsion de concurrence et de rémunération des contenus. Pour répondre à cette problématique, nous devons faire évoluer les choses et rémunérer davantage les contenus et de surcroît leur créateur. L’un des enjeux notamment est de réussir à faire évoluer ce statut d’hébergeur, qui semble obsolète aujourd’hui par rapport à la problématique de notre marché. Un statut qui, pour rappel, date de 1995 et où, à l’époque, Internet n’avait pas du tout le même poids dans notre société. J’espère, en tant que producteur et représentant de créateurs, que cette rémunération devienne équitable et juste, par une régulation entretenue par les lois mais aussi par l’usage. 

Quels succès artistiques importants ont marqué le développement de Sony Music ces dernières années ?

À l’international des artistes comme Daft Punk, Pharrell Williams, Céline Dion ou Adèle marquent indéniablement leur époque. En France, la production française a chaque année de très bons résultats avec 17 ou 18 artistes dans le Top 20 des charts. Des artistes reconnus comme Francis Cabrel ou Julien Doré ou plus émergents comme Jain font partie de ses succès. Nous sommes également très fiers de nos artistes qui évoluent dans le rap et la musique urbaine comme Maitre Gims, Sexion d’Assaut ou encore Black M, car c’est un style musical dans lequel nous avons toujours cru. D’autre part, nous sommes très actifs dans le live. Nous produisons à la fois des artistes très grands publics (M. Pokora, Pascal Obispo, Hubert-Félix Thiéfaine, etc.) et d’autres plus ciblés notamment dans la musique urbaine (Booba, MHD, etc.). Depuis quatre ans, nous sommes associés au festival “We Love Green” dont la dernière édition se déroulait les 2 et 3 juin à Vincennes. Depuis le début de cette association, le nombre d’entrées au festival est passé de 24 000 à 74 000 festivaliers sur les deux jours. Pour moi, c’est un autre pari réussi surtout en termes d’image puisque grâce à la musique nous pouvons également sensibiliser le public aux problématiques environnementales actuelles.

Chiffres clés :

583 millions d’euros : chiffre d’affaires de l’industrie musicale en France, en 2017 (source : SNEP)

51,2 % : la part des ventes physiques sur l’ensemble du chiffre d’affaires de l’industrie (contre 41,6 % pour le streaming et 6 % pour le téléchargement)

Margaux Abello et Thomas Bastin.

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