Lorsqu’on lui parle médecine, il entend engagement collectif, intérêt public, souci de l’autre... Alors inévitablement, face au malaise de l’hôpital, Patrick Pelloux ne diagnostique pas une crise mais « la fin d’un système ». L’échec d’un idéal humaniste devant une « culture de la concurrence » qui, inculquée aux futurs médecins dès leur première année d’études, alimentée par des politiques déconnectées des réalités de terrain, relayée d’abord par les profs puis par la hiérarchie, explique les dysfonctionnements en série, l’engorgement des services, la souffrance des soignants… Rencontre avec un spécialiste des états d’urgence, lucide sur les symptômes, implacable sur leurs causes.

De lui, on connaît d’abord les images choc de l’après Charlie. Celles sur lesquelles il apparaît en tête de cortège, terrassé par l’émotion au lendemain de l’attentat. Lui le survivant, rescapé de la tuerie pour être arrivé en retard à la conférence de rédaction. Trop tard pour croiser les terroristes, trop tard également pour sauver ses amis : Charb (qui était pour lui « comme un frère »), Cabu, Tignous et les autres. Mais Patrick Pelloux c’est aussi l’urgentiste engagé, le militant de la cause des soignants. Le lanceur d’alerte qui, depuis des années, dénonce l’absence de moyens, les politiques déconnectées du terrain, la souffrance des soignants et le non-respect des malades. Autant de symptômes qu’il attribue à une même cause : la « culture de la concurrence » qui, inculquée aux futurs médecins dès les bancs de la fac, alimentée par des directives ministérielles exclusivement tournées vers le rendement et relayée par « les mandarins à la tête du système », a fini par détourner l’hôpital de sa vocation humaniste censée faire de l’autre non pas un adversaire à abattre mais une cause à défendre.

Élitisme

Celle-là même pour laquelle, dans les années 1970, entre un père kiné, une mère au foyer, trois frères et sœurs et, à la maison, un intérêt croissant pour l’émergence du pacifisme et des mouvements humanitaires, il commence à développer « cet intérêt pour l’autre » qui, quelques années plus tard, l’emmène à la faculté de médecine de Saint-Antoine. Lui, « le petit gars de banlieue », s’y retrouve mêlé à une majorité d’étudiants issus de lycées parisiens. Le choc est rude ; le décalage, flagrant. «Je ne comprenais rien, je n’avais pas les codes, pas la méthode… », se souvient Patrick Pelloux qui garde de cette première année le souvenir d’un « échec total » avant que, passé « en mode monastique » la suivante, il ne soit admis et, de là, trace sa route dans cette voie qu’il s’était choisie. Déterminé à y réussir mais déjà « très critique face à un système fondé sur un élitisme délibérément cultivé ». Aux antipodes de la notion d’intérêt public qu’il place au cœur de la médecine. « Très tôt, j’ai eu conscience de l’importance de la chose commune, reconnaît-il. La certitude qu’il n’y a pas de succès sans engagement partagé, or aujourd’hui les médecins sont formés non pas dans le souci du groupe mais dans le culte de l’individualité », constate Patrick Pelloux qui y voit un défaut majeur de la société française. Une tendance à valoriser sur toute autre « la performance quantitative » – cette aptitude à faire plus et mieux que les autres plutôt qu’avec les autres – qui, dans l’univers hospitalier, fait des ravages.

Culture de la concurrence

« Les étudiants en médecine sont formés à cette culture de la concurrence, éduqués à cette logique qui fait que, d’emblée, l’autre devient l’ennemi. Comment voulez-vous qu’une fois en poste ils collaborent dans l’intérêt supérieur du malade ? », s’alarme le médecin pour qui ce réflexe de construction des uns contre les autres (médecins contre médecins, services contre services, hôpitaux contre médecine de ville…) alors même que tous défendent les mêmes intérêts, constitue non seulement un appauvrissement mais aussi un danger. « On pourrait croire que l’univers médical est porté par l’humanisme et la générosité mais ce n’est pas le cas, poursuit-il. Ce qui prime aujourd’hui ce sont les logiques économiques et l’obsession de réduction des coûts liée à cette logique de performance quantitative qui produit des effets catastrophiques dont on commence à peine à prendre la mesure. »

"Il existe au sein de l'hôpital public une soumission par la souffrance"

Effets que lui-même dénonce depuis des années. Depuis que, trois ans seulement après avoir commencé à exercer, en 1998, il crée son propre syndicat (l’Association des médecins urgentistes de France) pour défendre et valoriser la fonction au prix de combats « très rudes » qui, peu à peu, l’emmènent à prendre la parole dans les médias, jusqu’à faire de lui une personnalité publique, habituée des coups de gueule et des publications qui dérangent. De quoi lui valoir au fil des ans une réputation de lanceur d’alerte et bon nombre d’inimitiés, mais pas de quoi l’inquiéter et encore moins le faire taire.

Fin de vie

« On ne s’expose jamais sans risque », résume celui pour qui le diagnostic est sans appel : « Alors que l’hôpital est censé être une communauté de personnes tournées vers un idéal de bien commun, on en a fait un lieu où l’on ne parle que de résultat, où l’humanisme a capoté devant l’économie de santé.» De ce détournement de vocation, Patrick Pelloux en est convaincu, découle l’essentiel du malaise actuel : les dysfonctionnements en série, l’engorgement des services et, bien sûr, la détresse encore largement sous-estimée des soignants.  « Il existe au sein de l’hôpital public une soumission par la souffrance », assène l’urgentiste qui évoque les plannings surchargés, l’obsession du rendement, l’absence de bienveillance de la hiérarchie… et jusqu’au drame de décembre dernier. La mort d’une patiente dans un couloir des urgences de l’hôpital Lariboisière qui, pour lui, « était un drame annoncé ». « Il y en aura d’autres, prévient-il. C’est inévitable

En cause ? Une organisation « soumise à une injonction de rentabilité financière comme une entreprise , contrainte de cracher des dividendes, alors que sa nature même est d’être au service de l’humanité », poursuit Patrick Pelloux, persuadé que le malaise actuel n’est pas une crise mais un symptôme : celui d’un système en fin de vie. Saturé au point de requérir non plus des moyens supplémentaires mais une refonte totale. De celles qui permettraient de redéfinir l’offre de soins « telle qu’elle est pensée en France », autant que sa vocation au sein de la société.  

Caroline Castets

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