Digitalisation et ubérisation ne sont pas liés et encore moins indissociables. Si la digitalisation peut faciliter et accélérer les échanges dans le débat judiciaire, aucun acteur des métiers spécialisés de l’expertise et du conseil en matière de contentieux n’a intérêt à accepter la logique d’ubérisation des pratiques.

Entretien avec :
JEAN-NOËL MUNOZ
expert de justice, expert-comptable et commissaire aux comptes,
ABERGEL & ASSOCIÉS

 

DÉCIDEURS. Comment se porte l’activité de votre cabinet ?

Jean-Noël Munoz. L’année 2017 a été marquée par une montée en gamme très significative de la qualité des dossiers traités dans le domaine de l’assistance de parties en contentieux, la taille et les enjeux des procédures concernées étant eux-mêmes en nette progression. Il en est de même de notre activité d’experts de justice proprement dite, c’est-à-dire des affaires dans lesquelles nous sommes désignés en qualité d’experts par les juridictions, dans laquelle nous avons connu une recrudescence de missions de co-expertise avec des confrères du secteur du bâtiment et des travaux publics, sur des contentieux d’envergure alliant problématiques techniques et réclamations financières. Cette évolution, qui résulte de notre fort engagement dans ces domaines depuis de nombreuses années, nous a amenés à étoffer notre équipe par le recrutement de collaborateurs et de directeurs de mission confirmés.

 

Quels sont vos projets pour les prochaines années ?

Nous n’avons pas pour objectif de faire croître à tout prix la taille de notre cabinet. Nous avons en revanche pour ambition de développer notre savoir-faire en matière d’évaluation de préjudices et d’évaluation d’entreprises, tout en restant parfaitement indépendants, qualité première recherchée par nos prescripteurs. Les liens privilégiés que nous entretenons de longue date avec les instances judiciaires, magistrats professionnels et juges consulaires, devraient nous conduire à enrichir notre expérience en matière d’expertise judiciaire sur l’ensemble du territoire national, les fonctions exercées en qualités d’auxiliaires de justice étant très complémentaires avec notre activité de conseil en matière de contentieux, ne serait-ce qu’au égard à l’encadrement rigoureux de l’exercice de ces fonctions. En effet, en qualités d’experts de justice, nous sommes soumis au respect de règles déontologiques et d’indépendance très strictes, au respect de règles de procédure et de comportement et d’un niveau élevé d’exigence qualitative au plan technique, notamment, qui prévalent également dans l’exercice privé de missions de conseil. Notre cabinet offre la particularité d’être soumis à de multiples contrôles externes de par ses activités et les fonctions exercées par ses associés, puisqu’il doit rendre compte de ses activités judiciaires chaque année devant le Parquet de la cour d’appel de Paris, de ses activités d’audit et de conseil devant l’Ordre des experts-comptables de Paris et la Compagnie nationale des commissaires aux comptes et de ses activités d’expert indépendant en environnement coté devant l’APEI, association d’évaluateurs reconnue par l’AMF. Nous considérons que la multiplicité des contrôles externes auxquels est soumis notre cabinet offre en contrepartie à nos prescripteurs l’assurance d’un niveau élevé d’exigence et de compétence que nous devons maintenir constant sur la durée.

« Nous avons pour ambition de développer notre savoir-faire en matière d’évaluation de préjudices et d’évaluation d’entreprises, tout en restant parfaitement indépendants »

 

Comment appréhendez-vous l’évolution du métier dans un contexte de
digitalisation et d’ubérisation ?

Digitalisation et « ubérisation » ne sont pas liés et encore moins indissociables, selon nous. La digitalisation fonctionne déjà dans les principaux secteurs de l’économie, en France comme dans le reste du monde et nous ne pouvons pas l’exclure de notre quotidien professionnel. En matière d’expertise judiciaire, la digitalisation se matérialise notamment pas la mise en place des outils de type Opalex et Chorus, utilisés et recommandés par les instances judiciaires. Le système Opalex par exemple permet la dématérialisation des échanges écrits au plan judiciaire et les facilite tout autant qu’il les accélère. La digitalisation n’est pas un frein au maintien de la qualité des prestations intellectuelles des professionnels du chiffre et du droit. La récente tendance à « l’ubérisation » de la société en revanche nous paraît être un danger si elle vise à mettre sur un même plan d’égalité tous les prestataires de services, avec pour seul critère de sélection, pour le mandant, la rapidité et le coût de la prestation délivrée. Cela ne pourrait qu’entraîner une baisse de qualité des services rendus et une paupérisation des métiers de conseil. Aucun acteur des métiers spécialisés de l’expertise et du conseil en matière de contentieux, prestataires comme prescripteurs, n’aurait intérêt à accepter une telle logique. Il nous semble que les métiers que nous exerçons au sein de notre cabinet restent pour l’instant préservés de la tentation « d’ubérisation » des pratiques et des comportements.

« Les métiers que nous exerçons au sein de notre cabinet restent pour l’instant préservés de la tentation « d’ubérisation » des pratiques et des comportements »

Quel regard portez-vous sur l’évolution des modes alternatifs de règlement des conflits et sur l’arrivée de l’e-arbitrage en particulier ?

Les Modes alternatifs de résolution des conflits (MARC) ont le vent en poupe pour de nombreuses raisons, en premier lieu parce qu’ils sont encouragés par les juridictions de l’ordre judiciaire et les juridictions consulaires en raison de l’engorgement chronique desdites juridictions et plus généralement du manque de moyens des acteurs concernés, en second lieu parce que les MARC fonctionnent très bien. Qu’il s’agisse de la conciliation, de la médiation, de l’arbitrage ou des transactions privées, ces modes de résolution alternatifs des conflits peuvent être rapides et efficaces s’ils sont mis en œuvre de bonne foi par des professionnels de qualité. La conciliation et la médiation sont ellesmêmes proches du système judiciaire traditionnel, la conciliation pouvant être ordonnée dans le cadre d’une procédure judiciaire. Un expert de justice ne peut pas recevoir du juge pour mission de concilier les parties, mais rien ne s’oppose à ce que l’expert constate la conciliation des parties au cours ou à l’issue de sa mission, le plus souvent sur la base de ses travaux, ce qui prouve qu’une procédure purement judiciaire peut déboucher sur un MARC, dès lors que les conditions requises (bonne foi des parties et compétence des professionnels concernés, experts et avocats) sont réunies.. L’e-arbitrage fait partie des Online Dispute Résolution (ODR) et semble plus relever de « l’ubérisation » des MARC que d’un système alternatif à part entière aujourd’hui. Il n’est qu’en phase expérimentale en France en matière de contentieux général et suppose d’inclure dans les contrats une clause de recours à l’e-arbitrage, lequel n’obéit pas aux mêmes règles que l’arbitrage et n’offre pas les mêmes garanties, notamment en termes de respect des débats contradictoires. Il s’agit certainement d’un mode alternatif d’avenir, mais il conviendra d’être vigilent sur le respect des garanties des droits des justiciables, en ce que la rapidité et le faible coût du recours à l’e-arbitrage ne doivent pas fragiliser la garantie juridique que doit revêtir une sentence online.

 

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail