Si une concurrence accrue tire les prix vers le bas, qui paie l’addition dans la guerre des parts de marché ? Distributeurs et fournisseurs se renvoient la balle.
«?Vous savez que vous achetez moins cher?», «?Des prix aussi bons pour tous, vous ne trouverez pas plus bas?», «?Tous unis contre la vie chère?», «?Les prix bas, la confiance en plus?», «?La garantie des meilleurs prix?», «?Vivons mieux. Vivons moins cher?». Dans la grande distribution, les slogans ne font pas dans l’originalité. Tous les grands noms du secteur ont axé leur stratégie de communication sur la baisse des prix. Pas étonnant au vu des efforts consentis. Ils sont néanmoins plus discrets sur les moyens mis en œuvre pour y arriver.

Relations tendues

Fin 2008, Carrefour, le plus grand distributeur français, dynamite le marché en lançant une guerre des prix. Très vite, Casino, Leclerc, Intermarché et Auchan sont obligés de suivre. L’objectif : attirer de nouveaux consommateurs dans un marché prenant de plein fouet la crise économique. Une décision qui n’est pas que conjoncturelle : 2008 marque également l’entrée en vigueur de la loi de modernisation de l’économie (LME) et la fin de la loi Galland. Désormais, si les pratiques de marge arrière sont limitées, les distributeurs peuvent négocier les tarifs auprès de leurs fournisseurs. Une brèche qu’ils vont s’empresser d’utiliser.

Pourtant, sept ans plus tard, rien n’a vraiment changé : le secteur de la grande distribution est toujours convalescent. Selon Nielsen, les volumes de vente ont augmenté de 1,1?% en 2014, après seulement 0,8?% en 2013. Et la guerre des prix fait toujours rage. En 2014, 20?% des produits vendus en grande surface font l’objet d’une promotion. Ce taux atteint même 25?% lorsque l’on ne prend en compte que les grandes marques. Quant au pourcentage de remises globales, il s’élève à 33?%, contre 20?% en 1995. Résultat, les prix ont baissé en moyenne de 1,3?% en 2014.

Pour baisser leurs prix, les distributeurs ont rationalisé leurs coûts et ont durci leurs négociations avec les fournisseurs. L’affrontement concurrentiel se transforme alors en guerre des parts de marché avec des concentrations dans les structures d’achat à la clé. Pour les fournisseurs, la facture est salée : ces derniers accusent les distributeurs de leur imputer directement la baisse des prix. Dernier conflit en date : la renégociation des contrats, moins de trois mois après un précédent accord. «?Les rabais demandés peuvent atteindre jusqu’à 10?% des ventes réalisées avec le distributeur?», témoigne un fournisseur sous couvert d’anonymat. Pour y arriver, les enseignes n’hésitent plus à menacer d’exclusion pure et simple des produits. Selon Frank Privat, associé en charge de la grande distribution chez Akeance Consulting, il s’agit plutôt de bluff : «?La relation entre distributeurs et fournisseurs est plus équilibrée qu’il n’y paraît. Un grand groupe ne peut pas se permettre de ne pas vendre tel ou tel produit de marque.?» Le constat est néanmoins un peu moins vrai pour les petits fournisseurs.

Le nerf de la guerre

En réalité, les négociations portent désormais sur les marges arrières ou ce que les distributeurs préfèrent appeler les «?remises de fin d’année?». Exemple : si un distributeur vend pour plus d’un million d’euros d’un produit, le fournisseur devra lui faire une remise finale supplémentaire de 20 000?euros. Pour le distributeur, l’objectif va être d’augmenter ce volume pour augmenter sa ristourne. En l’espace de six mois, six des sept principaux distributeurs français adoptent ainsi de nouvelles structures d’achat. En septembre?2014, Auchan et Système U unissent leur force. À eux deux, ils pèsent près de 22?% du marché français de la consommation alimentaire, juste derrière Carrefour et ses 23?%. Trois semaines plus tard, Casino et Intermarché font de même et revendiquent une part de marché de 25,4?%. Carrefour remet un tour de vis en annonçant son alliance avec la petite structure Cora qui ne pèse que pour environ 3?% du marché.

«?En augmentant leur volume grâce à des partenariats entre centrales d’achat, les distributeurs prennent une position de force sur les fournisseurs?», rappelle Guillaume Branet, associé chez Eroconsulting et ancien de chez Carrefour. Exemple : si le distributeur arrive maintenant à vendre deux milions d’euros du produit, il va exiger une remise supérieure à 40 000?euros, montant qu’aurait dû normalement payer le fournisseur s’il avait travaillé avec deux sociétés différentes.

Des alliances qui font s’interroger sur le futur du secteur : assistera-t-on à une concentration d’acteurs qui détiennent 80?% du marché ? «?Dans un tel environnement, cela ne m’étonnerait pas?», estime Frank Privat. Certains se montrent néanmoins plus mesurés : «?Les distributeurs n’ont pas forcément intérêt à fusionner entre eux. Les centrales d’achat vont devenir un point central dans le secteur de la grande distribution. Désormais, les marges se font plus sur cette activité que sur les ventes elles-mêmes. Le resserrement des prix entre hypers, supers et magasins de proximité en est la preuve?», explique Guillaume Branet. Ce qui n’empêche en rien les rumeurs comme celle d’un rapprochement entre Auchan et Système U qui se font de plus en plus fortes.

Une stratégie suicidaire

Mais les distributeurs ont eux aussi beaucoup à perdre dans cette histoire. Dans un contexte sans inflation, sans croissance économique et sans hausse du pouvoir d’achat des consommateurs, une guerre des prix se traduit automatiquement par une stagnation du chiffre d’affaires et une baisse des marges. «?La guerre des prix est dangereuse, insiste Guillaume Branet. Les acteurs de la grande distribution ne pourront pas continuer à rogner leurs marges indéfiniment.?» Parmi les plus touchés, Casino, qui a vu son résultat opérationnel baisser de 28,1?% en France sur l’exercice 2014.

Une situation d’autant plus inquiétante qu’en dehors des marges, les acteurs de la grande distribution n’ont que peu de leviers. «?Les frais de personnel et les coûts logistiques sont déjà réduits au maximum. Au niveau des dépenses, ils ne peuvent rogner que sur les frais généraux?», explique Frank Privat.

Un cadeau d'un milliard d'euros

Dans cette concurrence acharnée, les enseignes en sont même arrivées à utiliser une partie de leur besoin en fonds de roulement (BFR). Les distributeurs ne paient leurs fournisseurs que trente jours après la réception de la commande. En revanche, le consommateur, lui, paie immédiatement en caisse. Un décalage qui permet d’afficher un petit trésor de guerre normalement destiné à financer leur croissance à l’international ou à rénover les magasins. Le BFR de Carrefour par exemple s’élève à 4,9?milliards d’euros, selon les comptes consolidés du groupe à fin décembre?2014.

Conscients de l’importance de leurs relations avec les fournisseurs, certains distributeurs ont mis en place un système de «?reverse factoring?». Il s’agit d’un contrat entre trois parties : le distributeur, via un organisme financier souvent filiale du groupe, s’engage à payer immédiatement le fournisseur en échange d’un taux rémunérateur d’environ 1?%. Un moyen de fidéliser les fournisseurs tout en générant de nouveaux revenus. En 2005, Carrefour a été le premier à utiliser ce moyen de financement. Il dispose aujourd’hui d’une réserve d’environ 2,5?milliards en France, en Espagne et en Belgique.

Selon un cadre du groupe, Carrefour aurait utilisé environ 300?millions d’euros pour financer la baisse des prix. Et ses concurrents ne sont pas en reste. Au total, il estime que le gain de pouvoir d’achat s’élève à un milliard d’euros. Pour une fois, ce n’est pas le consommateur qui paie l’addition…

V.P.

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