Lorsque La Ruche qui dit oui ! voit le jour en 2010, c’est avec l’ambition de créer des circuits de distribution alternatifs, transparents et équitables. Huit ans et quelques levées de fonds plus tard, la petite entreprise sociale et solidaire s’est transformée en start-up rutilante dont l’activité s’étend à l’international. De quoi susciter force grincements de dents chez ceux, encore nombreux, pour qui succès financier ne saurait rimer avec activité engagée. Cofondateur et président de l’entreprise, Marc-David Choukroun ne craint, pour sa part, ni le mélange des genres ni les critiques qu’il suscite. Convaincu qu’on peut gagner de l’argent et agir pour le bien commun, il voit dans La Ruche un modèle d’avenir, « à la croisée de deux mondes » qu’il est temps de réconcilier. Portrait d’un pragmatique engagé.

Certains y voient une entreprise militante, une alternative aux circuits de distribution classiques et une incitation à consommer durable et équitable. D’autres, un truc à bobos ; une start-up à succès aux accents antisystème mais aux investisseurs fermement ancrés dans les réalités du capitalisme. Si La Ruche qui dit oui ! – la plateforme de centrales d’achat créée il y a huit ans par Guilhem Chéron, Marc-David Choukroun et Mounir Mahjoubi –, suscite aujourd’hui encore des réactions  contrastées, c’est parce que le concept peine à entrer dans une case. Trop profitable pour être crédible en acteur de l’économie sociale, trop engagée pour coller au profil de start-up numérique, l’entreprise repose sur un modèle inédit qui brouille les frontières entre deux univers supposés demeurer bien distincts : celui de l’intérêt collectif et celui de la quête de profit. Deux ambitions estampillées incompatibles dans l’imaginaire collectif que, depuis huit ans, La Ruche qui dit oui !, entreprise solidaire et profitable, s’emploie à réconcilier.

Sens et transparence

À l’origine de ce grand écart assumé, la rencontre de trois personnalités aux profils différents et aux aspirations complémentaires : Mounir Mahjoubi, Guilhem Chéron et Marc-David Choukroun. Aujourd’hui président, celui-ci raconte. « À l’époque, je travaillais avec Mounir sur des projets digitaux, chacun avait son agence de conseil, je faisais des sites et des plateformes... » En septembre 2010, tous deux font la connaissance de Guilhem Chéron, un designer industriel de formation très versé dans les problématiques liées à l’alimentation et déjà porteur du concept de la Ruche. « C’est une rencontre coup de cœur ; on avait envie de créer une start-up autour d’un projet qui ait un sens. » Celui de Guilhem tombe à point nommé. D’autant que, avec son concept de plateforme au fonctionnement très décentralisé, sa dimension innovante, disruptive même, son ancrage fort dans l’économie réelle et sa composante digitale, « il cochait toutes les cases », reconnaît Marc-David Choukroun qui rappelle l’ambition de départ : « Donner à chacun la possibilité de bâtir son circuit de distribution court et à tout consommateur la possibilité de s’approvisionner directement auprès du producteur. » Un raccourci hors des sentiers battus de la grande distribution pensé pour redonner de la transparence à la consommation et du sens à l’acte d’achat, le tout via internet... Marc-David le reconnaît, « avec sa dimension idéaliste et son fonctionnement de plateforme numérique basée à Paris le projet avait de quoi surprendre…» Pourtant, il va prendre.

Purpose and profit

Au point que, aujourd’hui, 8 000 agriculteurs et artisans rassemblés en communautés gérées par un responsable de ruches fournissent chaque semaine des produits de qualité et de proximité à quelque 200 000 consommateurs qui choisissent et règlent en ligne avant de venir le jour J récupérer leurs achats sur place. « Pour le client, explique Marc-David Choukroun, c’est l’assurance de consommer responsable en toute liberté et de contribuer à la préservation d’un écosystème local en garantissant un prix d’achat juste au producteur qui fixe lui-même ses tarifs ». Seul bémol dans cet univers merveilleux de la distribution solidaire : le principe d’une double commission de 8 %, touchée à la fois par l’organisateur de la ruche et par la plateforme qui, depuis les origines du concept, vaut à la start-up de s’attirer les foudres des puristes, habitués des Amaps et autres acteurs engagés d’une consommation alternative pour qui économie solidaire et quête de profit demeurent incompatibles. De son côté, Marc-David Choukroun assume.  « Le fait que notre entreprise repose sur un modèle commercial ne retire rien à sa dimension militante et à sa capacité à s’inscrire dans un authentique projet de société », estime-t-il en rappelant que la Ruche est aujourd’hui reconnue entreprise à mission, labellisée Esus – agrément d’ordinaire réservée aux associations – et B-Corp. Quant à l’ambition de départ, elle a toujours été claire : « Nous voulions une réussite financière et un impact social et environnemental. » Purpose and profit en somme... Là où certains dénoncent des logiques opposées, l’entrepreneur invoque du pragmatisme économique au service d’un engagement militant.

« À la croisée des mondes »

Et lorsque, en 2015, Guilhem quitte la ruche pour de nouveaux horizons, suivi deux ans plus tard de Mounir qui entre au gouvernement, Marc-David choisit de rester pour gérer la phase suivante. « Celle de l’accélération, durant laquelle on structure le projet, on fixe des objectifs et on définit des process… ». En clair, où l’on organise la croissance. Celle de La Ruche qui dit oui ! passera par quelques levées de fonds (dont une de 8 millions d’euros il y a deux ans) et par l’entrée au capital de Xavier Niel de Free, Marc Simoncini de Meetic et Christophe Duhamel de Marmiton. Tous trois plus connus pour leur flair financier que pour leur fibre altermondialiste... Là encore, Marc-David persiste et signe. « C’est cette double vocation au cœur de notre modèle  qui fait de nous une entreprise hybride ; à la croisée des mondes. » Une entreprise profitable et pérenne sur le plan financier, éthique, et morale sur le plan de la raison d’être ; capable, n’en déplaise aux esthètes, de gagner de l’argent et de servir une cause. « Pouvoir faire les deux, cela crée de la complexité, c’est certain, reconnaît Marc-David Choukroun, mais, pour moi, c’est cela le monde de demain ». Ni Bisounours ni voyou. Éclairé et pragmatique. Profitable et responsable.

Caroline Castets

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