L’ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004 défend le rôle de l’État vis-à-vis de la culture, celui « d’une sollicitude publique » nécessaire.
Décideurs. Aujourd’hui, la culture française vit sous perfusion publique, quel serait l’intérêt pour la France de séparer culture et État ?
Jean-Jacques. Aillagon. Je ne peux approuver la formule « perfusion publique » qui donne à penser qu’il n’y aurait en France de vie culturelle que grâce à l’artifice de l’injection de moyens publics dans les processus de sa conservation, de sa production et de sa diffusion. La culture est, en elle-même, une réalité autonome. Ce n’est pas l’État qui écrit les romans, compose des symphonies, met en scène des spectacles, interprète des films. En France, le premier financeur de la culture ce sont les millions d’individus qui vont au musée, visitent des monuments, fréquentent des festivals, vont au cinéma, achètent des journaux, lisent des livres. Le rôle des collectivités publiques, l’État bien sûr, mais aussi les collectivités locales, c’est de faire en sorte que des moyens publics, c'est-à-dire des moyens démocratiquement consentis par les citoyens à travers l’impôt, soient mobilisés pour permettre à ce désir de culture de s’épanouir de la façon la plus satisfaisante et de faire en sorte que la loi concoure à cet objectif. Si, depuis plus d’un siècle, la politique de l’État n’avait pas visé à la conservation des monuments historiques par leurs propriétaires publics et privés, il est fort à craindre qu’il n’en resterait plus beaucoup dans un pays livré aux seules lois du marché et à la spéculation immobilière. Vous l’avez compris, je crois que l’hypothèse d’une séparation totale de l’État et de la culture serait une erreur monstrueuse. La culture a besoin de la sollicitude publique. La collectivité publique a besoin de la culture, gage d’équilibre, d’épanouissement, de cohérence et de rayonnement. Qu’il faille inventer un nouveau pacte entre l’État comme acteur culturel et la société, c’est une chose. Qu’on jette le bébé avec l’eau du bain cela en est une autre.

Décideurs. À l’instar de ce qui existe chez nos voisins européens et outre-Atlantique, si le marché de la culture français était privatisé dans son intégralité, à quoi ressemblerait la France ?
J.-J. A.
Je ne sais pas ce que vous appelez « le marché de la culture français ». Il y a un marché des biens et des services culturels qui en France, comme dans tous les autres pays que vous citez est caractérisé par des éléments de réglementation nationale ou internationale. En France, cette réglementation a produit des effets positifs. C’est ainsi que la diversité éditoriale a largement bénéficié de la loi sur le prix unique du livre. Je ne crois pas aux bienfaits d’une hypothétique libéralisation générale. Elle aboutirait à une banalisation de la personnalité culturelle de notre pays et à une perte d’influence. Je vous signale, d’autre part, qu’on ne peut pas apprécier de la même façon « nos voisins européens » et l’Amérique. Quel que soit le degré de libéralisation de l’économie de tel ou tel pays européen, on y constate toujours un souci plus ou moins aigu de protéger et de promouvoir la vie culturelle. Aux États-Unis, la règle du jeu est différente parce que ce pays est issu d’une autre histoire, a été conditionné par d’autres réflexes sociaux que les nôtres. Dans un autre domaine, celui de la protection sociale, on voit bien que les débats américains n’ont rien à voir avec ceux qui caractérisent l’espace européen.

Décideurs. Le statut des intermittents serait-il réformé ?
J.-J. A.
L’intermittence n’est pas un statut. C’est une branche particulière de l’assurance chômage, financée, comme toutes les autres, par les salariés et les employeurs du secteur privé. La réforme en cours consiste à réaffirmer l’attachement de la France à l’existence d’un régime spécifique pour les professionnels du spectacle et de l’audiovisuel, tout en rappelant que la règle du jeu, le rapport par exemple entre les périodes de cotisation et les périodes d’indémnisation, doit relever des accords entre les partenaires sociaux gestionnaires de l’assurance chômage. Je ne doute pas qu’on aboutisse à un compromis raisonnable et viable, à condition toutefois de réprimer les usages abusifs de l’intermittence, souvent commis, je tiens à vous le rappeler, par des opérateurs privés qui ont trouvé là le moyen d’échapper à des modes de contractualisation classique avec les personnes qu’ils emploient.

Décideurs. L’exception française survivrait-elle ?
J.-J. A.
L’important n’est pas de savoir si ce que vous appelez « l’exception française », et que j’appellerais plutôt la « personnalité culturelle de la France », survivrait à la disparition du ministère de la Culture dans sa forme actuelle, mais de savoir si elle survivrait à la disparition d’une politique culturelle de l’État. Pour ma part, je suis persuadé que non, tout en sachant qu’il y a eu des politiques culturelles, sous les IIIe et la IVe Républiques, avant la création d’un ministère de la Culture et que ces politiques pourraient être mises en œuvre dans d’autres cadres qu’aujourd’hui. Mais après tout, il s’agit là d’une question accessoire, la question principale est de savoir quels sont les objectifs et les moyens d’une politique culturelle, à un moment où on a le sentiment que les recettes des années Malraux et des années Lang sont un peu au bout de leurs effets et qu’il y a lieu de « refonder » les choses, repenser la répartition des rôles entre l’État et les collectivités locales, entre les acteurs publics et l’initiative privée. En faisant voter la loi sur le mécénat et les fondations, j’ai souhaité débrider l’initiative privée en faveur de la culture, tout en la faisant bénéficier d’un soutien de la part de l’État à travers un dispositif de réduction d’impôt.

Décideurs. Quelles autres pistes seraient envisageables pour la sauver ?
J.-J. A.
Je ne vois pas pourquoi vous parlez de sauvetage. Si j’en juge par la fréquentation des musées ou celle des cinémas, je trouve que nous nous portons plutôt bien, plutôt mieux que beaucoup de nos voisins européens, bien mieux que les États-Unis d’Amérique qui juxtaposent une élite hypercultivée à une masse de citoyens très largement déculturée, en tout cas très éloignée de toute préoccupation culturelle. Nous n’avons pas à rougir de ce que nous sommes. Nous n’avons pas à regretter ce que nous faisons, même si nous pouvons faire mieux encore.

Propos recueillis par Camille Drieu


Retrouvez l'article Exit l'exception culturelle

Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France



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