Aux premières loges parmi les entreprises fortement affectées par la pandémie de coronavirus, Accor s’est efforcé de réagir vite et fort. Si les opérations les moins rentables ont naturellement été mises de côté, le groupe s’est surtout attaché à développer un plan de transformation autour des notions clés que sont la proximité, la qualité de service et l’adaptabilité des hôtels au monde grandissant des travailleurs itinérants (espaces de co-working). Retour sur ces derniers mois très particuliers avec Jean-Jacques Morin, directeur général adjoint et directeur financier d’Accor.

Décideurs. Comme la plupart des secteurs d’activité liés au tourisme et aux voyages professionnels, l’hôtellerie a été touchée de plein fouet par la crise sanitaire et économique. Comment cela s’est-il traduit en chiffres ? 

Jean-Jacques Morin. Compte tenu de la proximité de nos métiers avec les personnes physiques, la crise a été terrible et demeure éprouvante. Nous avons publié une perte nette de 1,51 milliard d’euros au premier semestre, contre un bénéfice net de 141 millions d’euros un an plus tôt. Pour vous donner un ordre d’idées, l’année 2019 recensait 1,4 milliard de voyageurs internationaux, un chiffre en progression constante depuis trente ans. En comparaison, 2020 ne devrait compter que 400 millions de voyageurs. Les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie font donc un bond de trente ans en arrière. Aussi, le “RevPAR” [Revenue per available room, Ndlr] est un autre indicateur pertinent pour l’industrie, et pour les mois d’avril et de mai, il a lourdement chuté de 90 points. En somme, c’est 90 % du chiffre d’affaires qui s’est envolé au plus haut de la période de confinement. Aujourd’hui, ce revenu par chambre disponible s’améliore, mais plutôt doucement, à l’image de la situation sanitaire.   

Quelles ont été les mesures prises au niveau de la direction financière pour anticiper et contrôler ces fortes perturbations, qu’il s’agisse de sujets de financement, de gestion de trésorerie, d’emploi ou de systèmes d’information ? 

Comme beaucoup d’autres, l’industrie hôtelière a été surprise par la soudaineté de cette crise et la violence de ses répercussions économiques. Par conséquent, le groupe a dû apporter une réponse tout aussi rapide et significative. Nous avons d’abord mis 75 % de notre personnel à travers le monde au chômage partiel. L’hôtellerie étant un métier d’hommes et de femmes, et d’interactions humaines, le staff qui travaille dans les hôtels constitue notre premier poste de coûts. Ensuite, de manière classique, nous avons actionné tous les leviers de coupes budgétaires à disposition, tant sur le champ du marketing que sur celui des fonctions commerciales, ou bien des solutions informatiques. Dans son ensemble, toute l’industrie a fait de même. En revanche, nous nous distinguons peut-être dans la mesure où nous n’avons pas seulement répondu à la crise mais également anticipé sur nos enjeux futurs. Quel sera le monde de demain ? Main dans la main avec les équipes d’Alvarez & Marsal, toutes les activités du groupe ont été remises à plat. Cela va nous permettre de réduire nos coûts – d’environ 1,2 milliard d’euros – de 200 millions d’euros, soit une baisse de 17 %. L’organisation est ainsi repensée. Quelque part, le coronavirus aura été l’accélérateur de notre transformation.

Sous quels traits le groupe Accor s’est-il transformé ?

Nous avons supprimé toutes les tâches en double et à faible valeur ajoutée, qu’il s’agisse de reportings, d’overlap de métiers, de méthodes de travail/réunion peu efficaces, ou bien encore de couches de management en excès. Entre le CEO et l’employé d’un hôtel, il y a sept niveaux. C’est trop ! De même, seulement quatre personnes rapportent à un manager en moyenne, là où nous serions plus productifs avec un chiffre de sept ou huit collaborateurs pour un manager. L’ambition est également d’être encore plus proche du terrain. En ces temps difficiles, cette dimension sera encore plus significative pour se différencier en matière de qualité de service : dans nos métiers, parce qu’on se souvient d’abord de la personne qui vous a servi, avant de se faire une idée générale de la marque qui l’emploie. L’humain est donc essentiel pour nous.

"Nous avons supprimé toutes les tâches en double et à faible valeur ajoutée"

Par ailleurs, comme dans beaucoup d’autres industries, nous avons fait des efforts de mutualisation et de coordination de services partagés. Cela se traduit notamment dans des fonctions comme la comptabilité ou l’informatique, où nous essayons de réduire notre dépendance vis-à-vis de certains prestataires. Enfin, compte tenu du contexte économique beaucoup plus frugal, nous avons optimisé notre train de vie et revu à la baisse certains avantages, à commencer par notre “travel policy”.  

Malgré la dureté de la crise pour votre secteur, Accor semble avoir montré une forte capacité de résilience par rapport à d’autres acteurs. Vous avez notamment créé un fonds de soutien post-pandémie, correspondant à 25 % des dividendes du dernier exercice. Aussi, toutes vos lignes de crédit n’ont pas été tirées. Comment expliquez-vous cela ?

Financièrement, nous ne sommes pas inquiets outre mesure. Le groupe a plus de quatre milliards d’euros de liquidités comprenant 1,8 milliard d’euros de ligne RCF non tirée et 2,5 milliards de cash. Bien sûr, sans activité, tous nos covenants ont perdu de leur sens et nous les avons renégociés jusqu’à mi-2021. Aujourd’hui, Accor peut tenir plus de 40 mois sans revenus. Même si la crise peut laisser penser le contraire, je vais reprendre les termes de mon CEO Sébastien Bazin et rappeler que l’industrie hôtelière est historiquement “bénie des dieux”. Année après année, la courbe du tourisme n’a pas cessé de grimper. Deux facteurs corrélatifs viennent expliquer cela. Tout d’abord, les classes moyennes sont de plus en plus nombreuses à travers le monde, notamment en Asie, et elles aspirent naturellement à voyager davantage. Ensuite, les coûts liés à ces voyages reviennent deux à trois fois moins chers que dans les années 90. Cette combinaison nous a clairement permis d’engranger des réserves.

En outre, nous avions aussi engagé un programme de cessions d’actifs immobiliers au meilleur des moments, juste avant le démarrage de la pandémie, dans l’objectif de recentrer le groupe sur l’exploitation de franchises. C’est un business de fees désormais, bien plus résilient puisque vous n’avez pas tous les coûts fixes tenant à la gestion des hôtels et des lits. Par exemple, Accor a cédé sa participation dans le groupe polonais Orbis début 2020 pour un milliard d’euros. Nous avons eu un peu de réussite : ce qu’on a fait il y a six mois n’aurait pas été possible il y a cinq mois.  

Y a-t-il d’autres enseignements à tirer de cette crise ? Celle-ci va-t-elle vous inciter à transformer davantage encore votre groupe et la manière dont il s’insère aujourd’hui dans un monde fortement globalisé et ultra-connecté ? 

Avec ou sans crise, il est certain que nous devions porter notre projet de transformation dans les moindres recoins de l’activité. Rappelons une fois encore que le groupe Accor passe d’un business model bilantiel à celui fondé sur un P&L [profits et pertes, Ndlr]. Pour autant, la crise nous a permis de réaliser que certains modes de fonctionnement, réputés difficiles à mettre en œuvre, sont efficaces. Tout ce qui ressort de la modularité des espaces de travail et des moyens de communication à distance s’est montré performant. Par ailleurs, il est prévu que l’hôtellerie perde jusqu’à 20 % de sa clientèle d’affaires. Ce chiffre est-il exact ? Non. En revanche, nous pouvons raisonnablement penser que cette tendance sera durable. Dès lors, le groupe doit anticiper et s’adapter pour capter ce type de clientèle d’une manière différente.

"Le groupe Accor passe d’un business model bilantiel à celui fondé sur un P&L"

Pour ce faire, notre filiale Wojo, spécialisée dans les espaces de co-working, va s’attacher à développer des environnements de travail au sein des hôtels gérés par les différentes marques du groupe et y accueillir les travailleurs itinérants puisque leur nombre devrait fortement augmenter. Nous allons continuer à accélérer sur ce terrain-là.  

Le monde d’après fait l’objet d’un consensus assez net entre responsables politiques, dirigeants d’entreprises ou conseils spécialisés : il sera fait d’incertitudes. Dans un contexte pareil, où les acquis sont profondément remis en cause, quelle est la marge de manœuvre de la fonction Finance pour déterminer ses KPIs futurs et d’une certaine manière, définir les contours d’une stratégie ?

En externe, nous ne pouvons pas donner trop d’éléments, de chiffres et KPIs futurs dans la mesure où nous sommes sujets aux mêmes incertitudes que nos confrères. Aujourd’hui, la situation est telle que 50 % des voyageurs ne réservent leur chambre d’hôtel que dans la semaine précédant leur séjour. La visibilité est donc quasi nulle. 

En interne, nous passons notre temps à mettre à jour les forecast. Toutes les semaines, nous échangeons avec notre “Comex”, et au plus fort de la crise, nous avions aussi un point hebdomadaire avec le conseil d’administration. Proximité et fréquence sont les maîtres mots. Notre horizon est le moyen terme : nous nous projetons sur la fin de l’année et les deux années suivantes. Même si nous avons le luxe du temps, il est évident que notre stratégie n’est pas identique selon que la crise aura disparu dans trois mois ou dans deux ans.  


Propos recueillis par Firmin Sylla

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