Créé en 2008 en pleine crise financière, l’European Institute of Financial Regulation (EIFR) n’en a pas fini d’agir pour une « smart regulation » du secteur financier. Son président, qui se présente comme un « Don Quichotte face à des moulins à vent », poursuit un engagement – bénévole – sans fin, avec une vision à la fois précise et globale de ce que devrait être l’industrie financière.

DÉCIDEURS. Le rôle de l’EIFR, créé pour agir face à la crise financière, a évolué depuis 2008. Considérez-vous que votre mission originelle est remplie ?

ÉDOUARD-FRANÇOIS DE LENCQUESAING. Ce n’est pas à moi de répondre. Nous avons posé publiquement la question en février 2016 lors d’un comité stratégique. Nos mandants, les régulateurs, les banques, les assurances et les sociétés de gestion, ont répondu positivement.

Faut-il comprendre que vous êtes satisfait ?

L’Europe a échoué dans la construction d’une régulation post-crise équilibrée, qui a été isolée de la « big picture ». On ne peut pas penser le prudentiel dans l’abstraction. Il faut l’ancrer dans une certaine vision de ce que doit être l’industrie financière (diversité d’établissements bancaires et des produits crédits, des marchés, niveau de spécialisation ou banques universelles, etc.) avant de déterminer les règles de fonctionnement. Or, les politiques ont découvert ex-post ce que les experts annonçaient depuis longtemps, ce qu’on appelle les « unexpected consequences », impliquant dès lors une tentative de rétropédalage coûteux de la réglementation. C’est par exemple le débat sur les modèles internes de calcul des capitaux prudentiels. Les banques ont investi dans des modèles de pilotage des risques sophistiqués mais adaptés à leur profil de risques. Mais les régulateurs perçoivent mal leur pertinence et suspectent même les banques de tricherie. Ces modèles sont pourtant pertinents en matière de gestion et pilotage fins des risques ! C’est tout le débat autour de Bâle IV. Nous avons besoin d’une révolution technocratique avec un retour au bon sens !

L’association a un board dont certaines banques sont membres, mais vous n’avez pas d’adhérents, ce qui est curieux pour une association. Comment l’expliquez-vous ?

La raison est que la régulation est souvent perçue comme étant un problème et qu’il faut contribuer à trouver une solution en instaurant un dialogue de confiance entre les régulateurs et les acteurs régulés, les premiers devant être considérés comme des gendarmes, les seconds comme des experts et non pas des membres qui auraient des intérêts catégoriels à défendre. Si nous nous éloignons de cette mission, étendre la compréhension mutuelle et la confiance, nous risquons d’être soupçonnés de partialité et être assimilés à du lobby.

Vous prônez l’instauration d’une « smart regulation ». De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de l’équilibre entre des intérêts contradictoires, de protéger les investisseurs et de rester ouverts à l’innovation. Nous devons instaurer des mécanismes permettant de comprendre les multiples facettes du secteur financier tout en instaurant la confiance dans le dialogue, et rejeter la caricature. Pour cela, nous devons intégrer le temps long du bilan des entreprises au lieu d’encourager les seules initiatives de court terme. Finalement, la « smart regulation » est différente de la « better regulation » anglo-saxonne plus quantitative que qualitative. L’objectif est d’équilibrer dans le temps les intérêts contradictoires tout en ayant la capacité d’intégrer l’innovation.

Quel est l’enjeu en matière d’innovation ?

L’industrie financière européenne a perdu de sa puissance au profit des États-Unis, d’où est venue la crise, ce qui est un regrettable paradoxe. L’industrie financière doit contribuer à financer la croissance et l’EIFR comme instrument de place reconnu se doit de participer par le défi de la smart regulation à cet objectif et faire en sorte que l’on se plaigne moins de la régulation !

Vous expliquez que les instances européennes manquent de vision politique sur le monde de la finance. Pourriez-vous illustrer vos propos ?

L’exemple typique est la titrisation. La raison d’être de cet instrument de transfert de risques ne vient pas des banques mais des politiques eux-mêmes qui veulent diminuer les bilans tout en distribuant plus de crédits. Les institutions politiques européennes doivent dès lors comprendre les conditions des marchés à prendre en compte dans une régulation adéquate. Ce n’est pas qu’une question de négociation catégorielle, c’est au contraire la résultante d’un dialogue d’experts en confiance. Le résultat qui vient d’être obtenu à l’arraché est quand même un bon compromis.

Vous insistez sur le concept d’industrie financière. Pourquoi ?

Parler d’industrie financière induit qu’une banque s’appuie sur des un back-offices qui sont en fait des sortes d’usines elles-mêmes s’appuyant sur des hauts fourneaux, à savoir son système informatique. C’est le nerf de la guerre. Cela induit entre autres toutes les questions actuelles sur les conséquences du big data et les responsabilités métiers autour des données que seuls les informaticiens maîtrisaient dans le passé. Par ailleurs, ces données participent au processus de « reporting », que le tsunami réglementaire a rendu volatile et multiple. Cela conduit à une sorte de révolution managériale au cœur de laquelle se trouve la data, d’où l’importance de la création du data officer.

Quel est l’enjeu ?

L’EIFR a privilégié les réflexions autour de cette révolution dans la structuration des données passant d’agrégats grossiers et inflexibles vers une plus grande granularité permettant des analyses plus fines décidées au moment où naît le besoin. Cela recouvre les projets menés par la BCE en vue d’améliorer les outils d’analyse économique, monétaire et prudentielle. Cette idée n’est pas dénuée de contradicteurs : certaines petites banques n’ayant pas la masse critique des grandes craignent des surcoûts incompatibles avec leur taille. D’autres dénoncent la création d’un « Big Brother central ». Pour nous, il s’agit simplement d’une évolution inéluctable et de bon sens. Il faut simplement gérer avec doigté et de manière raisonnable cette phase de transition qui peut impliquer des investissements significatifs mais avec à la clef un meilleur pilotage.

Et le frein ?

Il se situe au niveau de la Commission européenne qui, dans un processus de régulation en silo, a omis de mener une réflexion holistique du process de reporting. On touche ici la culture de chaque institution financière et publique, la révolution sera donc lente.

Des nouvelles du règlement européen sur les Fintech ?

Les Fintech, assimilées aux start-up, ont suscité un engouement médiatique, et donc politique, biaisé. Le défi n’est pas tant le déséquilibre entre les Fintech et les grandes entreprises financières mais le processus de révolution technologique en soi. Comment l’ensemble de l’industrie financière va-t-elle conduire cette révolution ? Comment l’agilité et la nouvelle puissance des petits vont-elles faire bouger les grands ? Le régulateur a joué un rôle dans l’ouverture des frontières des flux financiers. Mais pour que cela fonctionne, il faut aussi qu’il ait une vision stratégique d’anticipation sur les conditions positives et négatives d’innovation financière. En découlera alors une régulation équilibrée et non un excès de régulation.

Pensez-vous que le secteur financier est assez mature pour une autorégulation ?

L’autorégulation ou « lite-regulation » est une dérive anglo- saxonne. La régulation ne peut s’appuyer sur l’hypothèse selon laquelle les intérêts catégoriels sont synonymes d’intérêt général. Le choix de la régulation par la compétition ne peut qu’aller droit dans le mur. La présence de gendarmes intelligents est nécessaire. En revanche, le modèle français de régulation, s’appuyant sur « l’école française de la finance », a prouvé son efficacité. Elle se fonde sur une certaine confiance née d’une prise de risque mesurée. C’est la raison pour laquelle nous avons moins souffert de la crise que d’autres pays. Le concept de banque universelle doit être promu puisqu’il est basé sur une diversification des risques et sur la relation à long terme avec le client selon ses besoins, plus que sur une relation anglo-saxonne plus « transactions driven ». Cela nous confère une meilleure prise de conscience du risque et donc le sentiment que la réglementation puisse être un élément positif pour les acteurs. Si elle est bien comprise et assimilée par tous, elle ne peut que devenir un atout compétitif.

 

Propos recueillis par Pascale D’Amore

 

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