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Définir un cadre général, des règles communes, un code de déontologie, et réserver la qualification d’autorité administrative indépendante aux seules institutions dotées d’un pouvoir réel et exercé de manière indépendante du pouvoir politique : la loi du 21 janvier 2017 est une petite révolution. Porté par un groupe de sénateurs inquiets de la prolifération de ces organismes et de leur connivence avec les grands corps de l’État, le texte est pourtant passé en toute discrétion.

« Comment pouvez-vous être indépendant ? »

Il en a été différemment de l’ensemble des auditions de la quarantaine de dirigeants de ces autorités, passés sous le feu des questions de Jacques Mézard, sénateur du Cantal. « Comment justifiez-vous votre rémunération ? Comment pouvez-vous être indépendant si vous n’avez pas de ressources propres ? L’appartenance des membres de votre collège au Conseil d’État, qui juge en appel de vos décisions, n’ôte-t-elle pas toute impartialité à vos jugements ? » Le rapporteur de la commission d’enquête, soutien de la première heure d’Emmanuel Macron, n’hésite pas à invectiver le très respecté et craint Bruno Lasserre, alors président de l’Autorité de la concurrence, pour le mettre face à une interrogation légitime, presque philosophique : « Puisque vous indiquez que vous manquez de moyens pour mener à bien votre mission alors que vous êtes un des plus importants régulateurs, ne pensez-vous pas que la libre concurrence est tout simplement une illusion ? » Comprendre : « et que vous ne servez à rien »! Une interrogation à laquelle s’est refusé de répondre l’ancien président du gardien de la concurrence, qui a simplement rappelé le souhait des décideurs européens de mettre en œuvre un contrôle des règles de la concurrence dans chaque État membre.

 

Un pouvoir officialisé, une indépendance décrétée

 

Rembobinons le fil de l’histoire pour comprendre les tensions qui existent entre ces autorités dont la légitimité n’est aujourd’hui plus à démontrer, et des parlementaires refusant qu’un pouvoir aussi important soit confié à des institutions échappant à toute forme de contrôle. Que se passe-t-il entre la fin des années 1970 – lorsque la première autorité administrative indépendante est créée, en 1978, avec la Cnil – et 2017 ? L’élan d’une régulation administrative détachée du pouvoir législatif et de l’autorité judiciaire est impulsé par l’Europe, qui agit dans le cadre de l’une de ses exigences fondamentales : créer un marché économique homogène et encadrer l’action de ses acteurs. C’est ainsi que la plupart des régulateurs sont nés de lois de transposition de directives européennes lors de l’ouverture à la concurrence du marché qu’ils régulent (télécommunication, énergies, transports ferroviaire, jeux en ligne, etc.). Avec eux s’impose aux entreprises d’un secteur nouvellement libéré le respect des règles édictées par ces autorités qui en contrôlent l’application et auxquelles, peu à peu, le législateur confie le pouvoir de sanctionner. Leur pouvoir est officialisé, leur indépendance est décrétée. Ce qui induit qu’elles ne peuvent recevoir aucune injonction de la part du gouvernement, même si leur budget dépend d’un État qui en décide le montant et l’évolution. Se met alors en place un « État dans l’État », selon l’expression même de Jacques Mézard dans l’intitulé du rapport d’enquête de 2015.

Pour le sénateur Patrice Gélard, qui avait dressé un bilan des autorités administratives indépendantes entre 2006 et 2014, 80 % d’entre elles étaient inutiles.

L’Europe empêcherait l’émergence d’un géant

 

Ce pouvoir est à la fois lointain pour les citoyens, souvent détachés de tout lien direct avec ces régulateurs, et contraignant pour les entreprises, sujettes à  contrôles et cibles de sanctions. La régulation devient naturellement l’objet de critiques, même de la part des hautes sphères de l’État qui ont concouru à leur création et à leur développement… Déjà en 2013, le Conseil général de l’Économie (CGE), un service de Bercy, proposait de « changer la régulation sectorielle : [de] passer d’un objectif de prix bas à court terme à un objectif d’investissement de long terme ». Autrement dit, pour tous les secteurs qui intéressent le CGE (industrie, énergie, télécommunications et numérique), l’objectif de réguler une libre concurrence entre les acteurs pour assurer le prix le plus bas possible au consommateur annihile toute ambition d’investissement des opérateurs. Les entreprises françaises en souffrent, l’Europe elle-même empêcherait l’émergence de géants de l’énergie, des télécoms, du transport, etc. « La vision à court terme du régulateur met le consommateur au centre des préoccupations sans prendre en compte le besoin de compétitivité de nos entreprises. Cela est particulièrement vrai dans le secteur des télécoms et de l’énergie », explique Fabrice Dambine, qui dirige une des sections du CGE. De son côté, le Parlement avait pris les choses en mains en 2014. Pour le sénateur Patrice Gélard, qui avait dressé un bilan des autorités administratives indépendantes entre 2006 et 2014, 80 % d’entre elles étaient inutiles.

 

L’expérimentation espagnole

 

Pour remédier à ces critiques, l’Espagne a imaginé une nouvelle forme de régulation en créant une institution inédite : la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia, CNMC (Commission nationale des marchés et de la concurrence). Une entité de régulation issue de la réunion du régulateur de la concurrence et de plusieurs instances sectorielles (énergie, télécommunications, audiovisuel, jeux en ligne, etc.). Cette idée, née en 2013 au sein du Parti populaire alors majoritaire, était fondée sur la nécessité de diminuer le déficit de l’État. Et puisque l’ensemble des régulateurs répondent à la nécessité de créer une libre concurrence entre les acteurs du secteur, il n’était pas aberrant de faire dépendre du gardien de la concurrence plusieurs secteurs d’activité. Si ce n’est que ce système est en passe d’être modifié, la diversité des activités régulées au sein de cette même autorité ne permettant pas une action ciblée et efficiente…

 

De nombreux pays européens ont aussi regroupé au sein de la même institution plusieurs régulateurs sectoriels. L’Institut luxembourgeois de la régulation (ILR), le Public Utilities Commission (PUC) en Lettonie ou encore le Bundesnetzagentur (BNetZ) allemand agissent sur plusieurs secteurs à côté d’une autorité de concurrence. Et, pour l’heure, ces pays semblent avoir démontré que restriction budgétaire et efficacité d’action n’étaient pas nécessairement incompatibles. En France, l’idée de fusionner le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) avec l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a été avancée par François Hollande dès 2014. Finalement, l’audiovisuel et les télécommunications seraient trop différents pour pouvoir dépendre de la même autorité. Et la loi de janvier 2017, qui s’est intéressée à l’action de chacune des autorités au cas par cas, n’a pas pris la peine de relancer le projet, enterré, il est vrai, après un fort lobbying des deux institutions concernées. La régulation des jeux en ligne, de son côté, est également dans le viseur du législateur : après les jeux en ligne, ce serait l’ensemble des jeux d’argent qui mériteraient d’être régulés. Une idée à contre-courant des conclusions du rapport Mézard.

L’autorégulation

 

Une autre source d’inspiration peut donc être recherchée dans le modèle de l’autorégulation. Cette notion, véritable mythe sur les marchés financiers, aurait peut-être tout à gagner à être appliquée au sein de nos systèmes judiciaires. Avec la multiplication des règles de droit souple, l’efficacité de la compliance et la force de la mise en commun des expériences, l’autorégulation ne pourrait plus être associée à la chute d’Enron aux États-Unis. Elle peut même redorer son blason avec l’examen de quelques exemples pertinents. En France, un secteur est régulé sur ce modèle : la publicité. Les agences, les annonceurs, les fédérations et associations, les médias, les régies et les prestataires techniques, bref, l’ensemble des acteurs du monde de la publicité, se regroupent au sein de l’Autorité de régulation professionnelle (ARPP) pour établir les règles communes et, ainsi, œuvrer en faveur d’une publicité loyale, véridique, saine et respectueuse des consommateurs. Pour Stéphane Martin, son directeur général interrogé en mars dernier par Décideurs à la suite d’une campagne d’affichage de la maison Saint Laurent jugée dégradante pour la femme, le choix fait par la profession a déjà prouvé son efficacité : « Nous pensons que la pire des sanctions est l’atteinte à la réputation qui rejaillit sur toute la profession, explique-t-il. Par ailleurs, nous pensons que la peur de la loi entraînerait trop de restrictions a priori alors que l’excès de non-dits noie la création. Sans compter que, politiquement, cela ne fait jamais de mal de taper sur la pub… Nous préférons nettement l’autorégulation. » Dans l’actualité, la question se pose ainsi de reproduire ce modèle auprès des acteurs de tous les jeux d’argent plutôt que de créer un nouveau régulateur ou de charger l’Arjel (l’Autorité de régulation des jeux en ligne) de cette nouvelle mission…

La loi de janvier 2017 a retiré la qualification d’autorité administrative indépendante à une vingtaine d’institutions

Haro sur l’indépendance

 

En attendant, la loi de janvier 2017 a retiré la qualification d’autorité administrative indépendante à une vingtaine d’institutions (voir la nouvelle liste des AAI ci-dessus). Le seul régulateur économique concerné en l’occurrence est l’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR), qui contrôle l’action des banques et des compagnies d’assurance. La perte de son statut est certainement due à son lien étroit avec la Banque de France, dont le gouverneur assure la présidence. À l’ACPR, aucune communication officielle sur ce changement de statut. « On ne commente pas la loi qui nous régit », s’entend-on dire. En réalité, le régulateur ne change rien dans son organisation, la personnalité morale qu’il vient de perdre pourra être remplacée par celle de la Banque de France auquel il est affilié. Une nécessité pour porter plainte, se défendre en justice ou se constituer partie civile. Pour tout le reste, étant encadré par des règles strictes de déontologie et d’indépendance, il n’aura pas besoin de la loi de janvier 2017 pour prétendre à ses lettres de noblesse. À l’ACPR donc, l’information ne mériterait même pas d’être relevée. Malgré ce silence, cet exemple reste l’illustration parfaite des tensions que cette réforme a incontestablement créées entre les régulateurs, qui se sont sentis l’objet de critiques injustifiées – puisque leur statut et leur organisation sont prévus par la loi – et les parlementaires, bien décidés à remédier à quelques situations passées perçues comme hors de (leur) contrôle. Mais entre le rapport de la commission d’enquête et la loi, la montagne a accouché d’une souris. Les dispositions sur la déontologie figurent déjà souvent dans la plupart des règlements internes, les incompatibilités et règles de conflit d’intérêts également. Même le retrait de la qualification d’autorité administrative indépendante est passé inaperçu. Un argument inespéré en faveur des régulateurs économiques pour prouver, une fois de plus, leur efficience.

 

Pascale D’Amore

 

Lire l’entretien avec Jacques Mezard, rapporteur de la commission d’enquete (depuis nommé ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation

 

Zoom sur la loi n° 0018 du 21 janvier 2017

La réforme des autorités administratives indépendantes est issue d’une proposition de loi rédigée à la suite de la commission d’enquête présidée par Marie-Hélène Des Esgaulx (Les Républicains-Gironde) aux côtés de Jean-Léonce Dupont (UDI/UC-Calvados) et Jacques Mézard (RDSE-Cantal). Ce dernier se « satisfait de ce que malgré les différentes navettes et versions du texte, l’essence du rapport soit préservée ». L’objectif : limiter la prolifération des autorités administratives indépendantes, encadrer leur création, établir un cadre commun de règles de déontologie, préciser les modalités de leur contrôle et assurer la transparence dans leur fonctionnement. Peuvent être citées les mesures suivantes : l’interdiction de siéger dans deux autorités administratives indépendantes, remise d’un rapport annuel obligatoire au gouvernement et au Parlement et suppression de la qualité d’AAI pour une vingtaine d’institutions (Autorité de contrôle prudente et de régulation, le médiateur du cinéma, la Commission nationale d’aménagement commercial, la Commission des sondages, etc.).

 

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